Freitag, 5. Februar 2016

Chapitre huitième


Maintenant, c'était l'automne. Une année avait passé depuis que Gustave Erichson avait vu la Rose du Trollhättan pour la première fois; beaucoup de malheur et d'affliction avaient été déversées sur la Suède par la main de Christiern, celle de Gustave Vasa y avait répandu beaucoup de consolation et de joie depuis que la terre avait accompli un tour autour du soleil, et c'était de nouveau l'automne.
Un automne nordique, chaud et ensoleillé. Sous la haute voûte bleue blanche que le ciel arrondissait au-dessus d'Uppsala, se dressaient les coupoles dorées des tours de la cathédrale, qui brillaient immobiles dans l'éclat des rayons obliques du soleil de midi. Elles dominaient la forêt « sauvage » toujours verte, les débris de rochers et les broussailles, jusqu'aux hautes cimes brun doré des arbres de la colline du Roi de la Vieille Uppsala et, au-delà d'elles, jusqu'à la surface tranquille de la mer. Tout semblait plongé dans l'or et le bleu, le ciel et la terre, et les yeux bleus des jeunes filles, des femmes et des hommes renvoyaient une joie claire et dorée sur Uppsala. Pendant une demi-heure, ils affluaient devant la ville sur la large route de Stockholm, non seulement les habitants d'Uppsala, mais aussi ceux du Västermanland et du Södermanland, et, au-delà, ceux de la région de Svea et, venus de plus haut encore, ceux des lacs glacés du Norrland et du Norbotten. Pleines d'espoir, les têtes se haussaient et regardaient vers le Sud – il devait venir de là... lui. Personne n'avait besoin de prononcer le nom qui le désignait – ce n'était plus le Seigneur et Capitaine des soldats du royaume de Suède, mais le Roi de Suède, Gustave Vasa.
Depuis une semaine, les Nobles et le Peuple du Royaume de Suède étaient réunis en Assemblée Générale à Strengnäs ; depuis deux jours celle-ci avait élu Gustave Erichson  R o i  d e  S u è d e.
Et voilà qu'il arrivait, et son visage rayonnait. Ses yeux étaient plus doux qu'aucun de ses nouveaux sujets ne les avait jamais vus; la chaleur, l'éclat, la joie ensoleillée de ce jour d'automne reposaient sur lui. Dans ses ornements royaux, l'hermine tombant des deux côtés du cheval qui le portait d'une allure fière, il chevauchait à côté de la haquenée de Karin Stenbock, « la fiancée du Roi de Suède ». Elle aussi saluait d'un air tout à fait digne à droite et à gauche ; elle ne portait pas d'hermine, mais le peuple dans l'allégresse la considérait presque avec plus d'étonnement, à cause de sa beauté et de sa chevelure dorée dont les flots jaillissaient sous le cercle d'or qui entourait sa tête, et retombaient librement en torrents éclatants sur sa nuque et sur son dos. Pareille à Freia sortant, pour éclairer la terre, de la porte du Walhalla sur son cheval à la crinière d'or, Karin de Suède entra par la porte d'Uppsala. Freia laissait ainsi reposer en souriant son regard divin sur les visages des hommes qu'elle voulait rendre heureux.
Soudain, le sourire disparaît des lèvres de Karin, et un air songeur, étrangement sérieux, gagne son visage. Rapidement, elle lève son bras blanc de l'encolure de son cheval – quelque chose s'approche en voltigeant à travers l'air tranquille, et elle l'attrape avec sa main. C'est un papillon blanc qui porte des yeux rouges et luisants sur ses ailes ; il se pose sans crainte sur sa main et, comme sur le bord d'une fleur d'automne, il déploie ses ailes joliment dessinées. Les femmes tout autour le remarquent et le montrent aux hommes ; le papillon royal des montagnes est descendu dans la vallée pour saluer la Reine de Suède.
Pourquoi la Reine de Suède porte-t-elle un regard si absent, si perdu dans ses rêves, sur le papillon blanc, le dernier messager de l'été, qu'elle ne perçoit rien de la calme allégresse de la foule qui salue ce présage paisible ? Tend-elle l'oreille vers l'Ouest, à travers l'air tranquille, pour entendre quelque chose ? Quelque chose résonne-t-il tout bas, tout bas et très loin, comme le grondement du Trollhättan ?
Non, il est trop loin – ce sont les cimes des hêtres qui bruissent sur la colline d'Odin. Ils envoient de là-bas leur salut dans les yeux muets de Karin ; dans un scintillement automnal, ils remuent leurs feuillages devant l'horizon.
A la première maison d'Uppsala, un roulement de tambour éclate, et la fiancée du Roi sursaute.
Le maire de la ville, entouré de ses conseillers municipaux, plia le genou devant son Roi et le salua avec un discours solennel, que ce dernier écouta patiemment, tout en respirant pourtant, visiblement soulagé, quand on put s'apercevoir qu'il approchait de sa fin. Le cortège avança plus loin. Tous savaient où il se dirigeait, et les rues étaient transformées en une forêt, le sol en un tapis géant fait de joncs et d'aiguilles de sapin. Puis la très ancienne cathédrale se dressa, gigantesque, sur la place dégagée ; sous le portail principal, l'archevêque d'Uppsala attendait dans ses vêtements de cérémonie, entouré de tout le clergé, apparition élevée et digne, et l'on percevait dans ses yeux qu'il comprenait la signification de son office autrement que les émissaires du Pape Jules II, qui au même moment parcouraient l'Allemagne pour recueillir l'argent des indulgences. Malgré son hermine pendante, le jeune Roi sauta lestement de son cheval, et souleva Karin au-dessus de sa haquenée. Tous deux s'inclinèrent devant l'archevêque, qui étendit la main sur eux et les précéda en marchant vers l'autel de la cathédrale. L'église elle-même n'était pas décorée à l'intérieur avec un goût raffiné. Dans la pureté et la beauté merveilleuses de leur forme, les piliers gothiques, hauts et élancés, s'élevaient, disposés comme des gerbes liées, à des hauteurs vertigineuses, où la vieille voûte reposait comme un baldaquin au-dessus de la nef centrale. A travers les rosaces multicolores se déversait une lumière douce et tamisée, qui se mêlait d'une manière singulière avec l'éclat des innombrables bougies, qui éclairaient l'autel orné d'une nappe aux broderies d'or. La suite du couple royal remplissait déjà une partie du vaste espace, mais derrière elle, à perte de vue, la foule se pressait et ondulait pour entrer, et grimpait, au risque de se rompre le cou, sur les hautes fenêtres, pour jeter au moins, de l'extérieur, un coup d'oeil à l'intérieur. Car là le Primat du Royaume mariait le Roi « G ö s t a » avec K a r i n  S t e n b o c k.
Mais à l'instant où la cérémonie devait commencer, un messager, à travers la presse, s'approcha du roi et lui chuchota une nouvelle, qui dut tellement émouvoir Gustave Vasa qu'après s'être brièvement excusé et avoir annoncé un prompt retour, il suivit le messager et disparut. Etonnée, la foule le suivit des yeux, pendant qu'il laissait derrière lui sa belle fiancée entre son père et sa mère aveugle, et un susurement de curiosité parcourut l'église. Mais il se tut aussi rapidement, car le roi reparut bientôt quelques minutes plus tard. Le visage rayonnant, il s'approcha de l'archevêque et dit :
« Permettez, digne prélat, que je prenne avant vous la parole en ce lieu. Il ne sera pas profané pour cela, car cette parole est sainte et vient de Dieu, comme la vôtre. »
Le roi s'élança rapidement sur les marches de l'autel et cria d'une voix qui résonna puissamment sous la voûte :
« Le Ciel envoie deux messages au peuple de Suède. Stockholm est à nous. Aujourd'hui, au lever du soleil, le commandant danois a rendu les clefs de la capitale. »
Un énorme et unique cri de jubilation sortit de toutes les lèvres ; le but suprême, ardemment désiré depuis longtemps, était atteint, la Suède était libre. La joie tumultueuse de la foule ne se laissait pas calmer ; ceux qui se tenaient là les uns à côté des autres s'embrassaient et se donnaient des baisers, le cri fougueux aux mille voix monta comme une vague le long des piliers, éclata sur la voûte et reflua sur l'assistance.
« Vive le Roi Gustave ! La Suède est libre. » 
 « Et elle le restera », cria plus haut encore la voix de Gustave Vasa, dominant la jubilation générale, « car j'ai encore une nouvelle pour le peuple suédois. Mon messager, que j'ai envoyé à l'Empereur Charles V, est revenu. L'Empereur allemand abandonne la cause de son beau-frère, le Roi Christiern de Danemark. Il offre à la Suède la reconnaissance officielle et son amitié ; quant au peuple danois, il s'est révolté contre le Roi Christiern, l'a chassé du Danemark et l'a banni. »
Cette fois, une voix retentit distinctement parmi les applaudissements enthousiastes qui suivirent ces paroles. C'était la voix de Brita Stenbock; elle criait :
« Je te vois, Christiern de Danemark, ayant perdu tout pouvoir, dédaigné et exécré. Je vois ton front blême, chargé de la malédiction de ton peuple et du mépris de l'humanité, frapper les murs de ton cachot, je vois les spectres de Stockholm rire en s'avançant à travers les barreaux de ta fenêtre et t'effrayer en te rappelant à la vie, toi, lâche, parce que tu as peur du trône sur lequel tu n'es pas assis, et devant lequel ta juridiction cesse. La première moitié de la vision est accomplie, Christiern de Danemark, la seconde t'attend ! »
Un frisson parcourut toute l'assistance, tellement la femme aveugle éclata d'un rire démoniaque à ces paroles, dont le ton dur et inexorable résonnait contre les piliers gothiques, comme les glaces hivernales que le Trollhättan avait brisées et projetées contre les hauts rochers de ses rives. Les yeux de Brita Stenbock étaient éteints, mais sa haine n'était pas morte – elle poursuivait l'ennemi mortel et le forçait à fuir malgré sa lassitude, son sommeil et son désespoir, et continuait à le chasser jusqu'à ce qu'il en meure.
Brita Stenbock elle-même se tint debout un moment comme le spectre de la vengeance, dressée aux barreaux des cachots de l'avenir, regardant fixement le visage de Christiern, devenu celui d'un dément – puis elle retomba, épuisée, dans les bras de sa fille. Elle revint rapidement à elle, mais son excitation s'était transmise à Karin, dont les yeux luisaient d'un éclat singulier, alors que le Roi saisissait maintenant sa main, et, en la conduisant à l'autel, lui chuchotait:
« Ainsi, à cette minute, la seconde condition est donc bien remplie, avant que tu sois mienne, Rose du Trollhättan... la Suède est libre. »
Elle ne le regarda pas au visage, elle dit : « Oui, toutes les conditions sont maintenant remplies, la Suède est libre. »
« Et tu es sa Reine. »
Il courut dans les membres de la jeune fille, il le sentit, comme un frisson de fierté et en même temps d'angoisse. D'un pas ferme, elle s'avança sur le tapis de velours devant l'autel.
« Au nom de Dieu tout-puissant, je te salue, Roi Gustave de Suède, que la Noblesse et le Peuple ont choisi pour leur Maître. Des générations de Rois sont venues et parties en ce lieu ; des prêtres d'une autre croyance ont posé la couronne sur le front des Ynglinger qui se croyaient alors les fils d'Odin le puissant. Pourtant, ils sont tombés comme les feuilles en automne, et leur mémoire a disparu. Et la fière famille des Folkung a reçu ici la couronne des mains de ceux qui annonçaient l'Evangile, et ils l'ont consacrée avec l'huile sainte de Rome. Mais elle s'est dissipée comme les vagues de la mer, sans laisser de trace. Après elle, beaucoup sont venus, en longue série, d'ici et de là, avec des noms nobles et de fiers regards, et ils ont été oints et consacrés... pourtant où est leur souvenir ? Car ce n'est pas la goutte d'huile posée par la main d'un homme qui du petit fait le grand et élève l'inférieur ; c'est l'esprit du Dieu vivant qui constitue le droit, la liberté et les sentiments humains, et qui doit aussi éclairer les puissants, afin que leur souvenir ne disparaisse pas pour les bons, que leurs jours ne soient pas comme de la poussière dans le vent du Nord. Ainsi, je te salue dans la vieille ville royale, Gustave Vasa, et, plein de joie, j'élève la main vers le Grand Roi au-dessus de nous tous pour le remercier. »
Ainsi commençait le sermon du vieil archevêque d'Uppsala. Ces paroles, sorties d'une large poitrine d'homme pleine de force, roulaient, sonores et solennelles, au-dessus des mille têtes nues dans la cathédrale. Comme le souffle du vent enfle les voiles d'un navire, elles dilataient la poitrine de tous les auditeurs suédois, et, pour eux, il s'élevait d'elles un avenir paisible, humain et pourtant glorieux pour la patrie. Mais c'est de Karin Stenbock qu'elles s'emparaient avec le plus de puissance, son corps tout entier en frémissait, et, pleine d'admiration, elle était forcée de lever les yeux sur la belle silhouette majestueuse à son côté, sur l'homme qui, comme un instrument du Ciel, était l'objet de ces éloges, que son peuple divinisait, et qui l'avait choisie devant tous pour accomplir avec elle son œuvre, pour répandre, après les combats, la paix sur la Suède, pour fonder, après la victoire de l'épée, le règne du Droit, de la Liberté, du Bonheur et de la Bonté. Oui, Karin regardait pour la première fois fièrement et joyeusement l'hermine blanche qui tombait des épaules du royal compagnon de sa vie. Pour elle, c'était comme si elle entendait un murmure au-dessus d'elle, comme celui des cimes des hêtres sur la colline d'Odin : « être utile aux autres et servir le Bien ».
Comme cela s'était accompli tout autrement qu'elle ne l'avait pensé auparavant ! Comme une Reine pouvait accomplir tout autrement qu'elle ne l'avait pensé la devise que les rayons du soleil avait éclairée dans son âme au-dessus du monde en sommeil ! Non, ce devoir était aussi un choix fier et joyeux.
Et fiers et joyeux, les yeux de Karin erraient, pendant le sermon de l'archevêque, à la voûte au-dessus d'elle, et revenaient sur les têtes qui, dans une écoute attentive, se pressaient autour de l'autel.
Soudain, les beaux yeux tressaillent et leur éclat bleu devient fixe et reste comme attaché par un sortilège sur le pilier de porphyre rouge qui, à droite de l'autel, porte la voûte de la nef centrale. La lumière du jour n'y tombe pas, et la lueur des cierges de l'autel non plus; seul le reflet de l'une et de l'autre tisse autour de lui un mélange magique d'obscurité et de clarté. Et cela entoure la tête d'un spectateur qui s'appuie au pilier et dont le regard ne quitte pas l'autel. Le visage blême a quelque chose de spectral comme la lumière qui le baigne. De loin, on ne voit pas s'il est jeune ou vieux. Les traits semblent juvéniles comme la silhouette haute et mince, mais les cheveux qui couvrent tout à fait le front ne s'accordent pas avec l'idée de la jeunesse. Ils ont été blonds, et en ont encore un reflet; ils tombent comme saupoudrés de cendres, et les yeux sont comme parcourus par un vent qui souffle des cendres. Ils sont moins vivants que les yeux morts de Brita Stenbock, qui suivent attentivement les paroles sérieuses et joyeuses de l'orateur, comme s'ils regardaient à travers elles dans l'avenir.
Un grand nombre d'auditeurs avaient les yeux fixés sur le visage de la jeune fille qui, dans quelques minutes, serait élevée à l'état de Reine de Suède, et ils suivaient chacun de ses regards. Un grand nombre d'yeux se tourna donc pour chercher l'objet favorisé de cette attention, et plusieurs bouches demandèrent en même temps :
« Qui peut bien être celui qui s'appuie au pilier, là-bas, avec ce visage étrange ? Je crois que la Reine le regarde. »
« Silence », répondit une voix, apaisant les murmures, « c'est le messager du Roi à l'Empereur Allemand, qui vient de revenir. Il paraît émerveillé par le visage d'ange que Gösta est allé chercher pendant son absence ; on peut voir que, de toute sa vie, il n'a rien vu de si beau. Mais écoutez l'archevêque ; le plus important va venir. Silence ! »
Le chuchotement se tut, et tous les regards se dirigèrent vers l'éminent prince de l'Eglise qui, d'une coupe d'or incrustée de pierres précieuses, prit et éleva les simples anneaux d'or, symbole de fidélité identique pour la Reine et pour les petites gens. Seulement les yeux de Karin ne bougeaient pas; seulement les yeux de l'homme devant le pilier étaient arrêtés, immobiles et inexpressifs, dans sa direction.
« Karin, » disaient les yeux muets et sans éclat de l'homme, « le vieux barde se tenait au bord du Trollhättan et regardait en bas. Autour de lui fleurissait la vie, le soleil inondait son front, les fleurs faisaient des signes, les oiseaux chantaient, et l'horreur le prenait devant la forme étrange et inquiétante qui, de l'abîme mugissant, se dressait et se tendait vers lui avec ses bras blancs. Combien de fois il voulut s'enfuir ! Mais un sortilège enveloppait son corps, et il était contraint de regarder en bas les eaux tonitruantes; dépourvu de volonté, il était de plus en plus entraîné et, vaincu par les esprits des profondeurs, il sauta dans le gouffre, et l'écume fascinatrice se referma sur lui. »
L'archevêque saisit la main froide et inerte de la fiancée du Roi de Suède, et lui mit le simple anneau au doigt. Debout, la foule attendait, le souffle coupé.
« Karin, » disaient les yeux muets et sans éclat devant le pilier, « étaient-ce ces mêmes lèvres qui prononcèrent ces paroles :  Ne cède pas à la fatigue, pauvre Gustave... Si tu y cédais un jour, et que le courant m'ait saisie, et qu'il fût trop tard, et que tu ne puisses pas me soulever.  Etaient-ce ces mêmes lèvres qui chuchotaient :  N'abandonne pas Karin... Etait-ce à Gustave Rosen qu'elles disaient : Je t'aime tellement, Gustave... tellement... ? »
« Que le Dieu tout-puissant vous protège et vous aie en sa garde, Roi et Reine de Suède, qu'il conduise vos cœurs vers votre bonheur et vers la prospérité de votre patrie. Qu'il tourne Son visage vers vous et vous donne la Paix. »
Comme un simple citoyen, Gustave Vasa baissa ses lèvres vers son épouse. Comme si elle s'éveillait en sursaut d'un long rêve, les yeux bleus de la Reine de Suède s'écartèrent pour la première fois du visage en vacillant sur le côté. Ils glissèrent, d'un regard égaré, le long du vêtement tombant d'hermine, d'un blanc de neige, de son royal époux, ses pieds chancelèrent, elle tendit les mains en frissonnant, penchée en avant, et, en criant : « Tu es le Trollhättan ! » tomba sans connaissance dans les bras de Gustave Erichson.
Il n'y en eut qu'un seul, sous la vaste voûte, pour comprendre ce cri; en général, peu le perçurent. La foule ne vit que de loin la jeune Reine tomber dans les bras de son époux, qui se refermèrent solidement sur elle ; ne vit pas que le Roi devait soutenir fortement son corps comme inanimé et le maintenir debout. Plein de sollicitude, il la tenait d'un bras puissant et lui chuchotait des mots affectueux à l'oreille.
« C'est votre faute, mère, dit-il alors, se tournant plein de reproches vers Brita Stenbock ; ce qui est passé est mort et doit dormir. Pourquoi vous fallait-il éveiller les ombres de Torpa pour les jeter dans la joie de cette journée ? »
La femme aveugle ne répondit pas, mais sa fille se redressa lentement :
« Les ombres de Torpa... », répéta-t-elle, en passant sa main sur son front ;  «  tu l'as dit, elles sont mortes... ce qui est passé est mort et doit dormir. »
Et Karin prit le bras de son époux et, d'un pas ferme, traversa l'église avec lui. La suite royale se rangea derrière eux, et il s'y adjoignit la foule innombrable du peuple qui poussait des cris d'allégresse. Quelques minutes plus tard, personne ne se trouvait plus sous la haute voûte de la cathédrale, sinon le seul qui avait compris la phrase que Karin de Suède avait prononcée ;
Il se tenait debout devant le même pilier, les cierges de l'autel étaient éteints, et seule la faible lumière du jour tombait à travers les vitres multicolores; pourtant les yeux muets et sans éclat étaient encore immuablement dirigés vers l'endroit vide devant l'autel. Ils demeurèrent ainsi, jusqu'à l'arrivée du bedeau qui considéra l'hôte solitaire d'un air étonné.
« Vous sentez-vous mal, monsieur ? » demanda-t-il finalement, plein de respect. Gustave Rosen sursauta, le regarda pensivement au visage, et sortit en silence.
Dehors, après que le cortège nuptial eut franchi le pont de la rivière Fyrise, le Roi Gustave s'arrêta un instant et montra une colline verte qui s'élevait au bord de la partie Ouest de la ville, qui dominait Uppsala et s'inclinait ensuite doucement vers le Sud.
« Nous nous bâtirons là un château et serons heureux », dit-il à voix basse en se penchant sur sa jeune compagne. Elle leva les yeux:« Oui, on verra de là les arbres de la colline d'Odin », répondit-elle sérieusement. Tout le monde afflua à la suite du Couple Royal vers la demeure que la Ville avait mise à sa disposition pour le mariage. C'était la plus imposante d'Uppsala ; dans le crépuscule qui tombait tôt, tout était prêt dans ses grandes salles pour le banquet solennel. Au haut bout de la table, sur des fauteuils décorés de couronnes, était assis le premier Couple Royal que la Suède ait vu depuis un demi-siècle ; à la gauche de Gustave Vasa, on voyait le visage doux et sérieux du Primat du Royaume. Le Roi, malgré la gaieté de la fête, parlait beaucoup et de manière significative avec lui du nouveau monde spirituel qui s'était éveillé au Sud de la Mer Baltique en Allemagne ; les notables de Lübeck entendaient avec plaisir un mot revenir souvent dans la bouche du Prince, jusqu'au moment où celui-ci leva son gobelet et dit à voix haute et sonore :
« Membres de la Noblesse et du Peuple de Suède ! Mon premier salut est pour la liberté de ce pays. Mais vous avez appris par expérience qu'elle ne réside pas dans les mains, mais dans la tête ; et qu'un peuple peut toujours secouer la servitude et s'en délivrer, même si ses deux bras sont enchaînés, quand son esprit est libre. La liberté dont je parle et que je veux vous apporter ne dépend pas de la chute de Stockholm ni de la déposition de Christiern de Danemark. Elle ne provient pas de la Terre, le Ciel l'a transmise à un plus grand que moi, pour l'annoncer. Selon la coutume sérieuse des ancêtres, je bois au développement et à la réussite de l'oeuvre du Moine de Wittenberg, afin qu'il fasse sauter les chaînes de Rome ici et là  – mon salut va à Martin Luther ! »
Presque tous ceux qui étaient assis autour de la longue table se levèrent d'un bond, enthousiasmés. Le mot tomba dans chaque cœur comme une étincelle suscite le feu, pourtant tous les regards se dirigèrent pleins d'attente sur la haute et respectable silhouette à la gauche du Roi. Puis une acclamation étourdissante sortit de toutes les lèvres ; d'une main ferme, l'archevêque d'Uppsala leva son gobelet, trinqua avec Gustave Vasa et dit :
« A la santé de Martin Luther ! »
Le gobelet de Karin, lui aussi, rencontra celui de son mari en rendant un son clair. Maintenant, conformément à l'antique coutume suédoise, les « skäls » volaient dans un sens et revolaient dans l'autre. Le banquet offrait une étrange ressemblance et un étrange contraste avec celui que les murs de Torpa, maintenant réduits à l'état de décombres, avaient vu au début du printemps. Beaucoup de visages étaient les mêmes ici aussi, mais avec quelle expression différente ! Les traits énergiques de Gustave Stenbock manifestaient une joie insouciante ; le visage aveugle à côté de lui avait perdu l'air glacial qu'il avait pris fugitivement la dernière fois devant l'autel de la cathédrale, et Karin était de nouveau assise à côté d'un Roi de Suède.
Mais elle ne frissonnait pas, elle ne pâlissait ni ne rougeoyait de fièvre – les yeux tranquilles et sérieux, belle et paisible – belle comme le doux automne qui reposait sur la jeune liberté de la Suède, paisible comme les cimes des hêtres de la colline d'Odin, qui s'élevaient dans le ciel bleu.
Et, là-bas, à l'autre bout de la longue table était assis un invité muet, comme il l'avait été à celle du château de Torpa. Ses lèvres ne prononçaient aucun mot, elles ne touchaient ni aux mets ni à la boisson. Au-delà des lumières tremblantes, à bonne distance de lui, la Reine de Suède était calme en face de son regard, mais derrière elle, loin, infiniment loin, et toute petite, Karin Stenbock, comme une image de rêve, planait devant ses yeux. A travers le mur de la salle du banquet, ceux-ci regardaient dehors dans une vallée rocheuse, où roulait en grondant le Trollhättan... là se tenait, la chevelure d'un blond doré inondée de soleil, Karin Stenbock, et elle disait : « Ne pleure pas, Gustave ; quand je serai grande, j'irai avec toi au Danemark. »
Tous les tintements des gobelets, tous les bruits du banquet étouffaient les mots que prononçait tout bas l'image de rêve; celle-ci, si éloignée et pourtant si ensoleillée, au-delà du fauteuil de la Reine de Suède, faisait signe dans les yeux inexpressifs et sans éclat. Maintenant, elle souriait à travers ses larmes, implorant à nouveau d'une voix sanglotante : « Ne pleure pas, Gustave, je serai bien sûr ta femme, et puis je veux aussi être ta mère, et nous irons ensemble au Danemark. »
Une larme tomba des cils de l'invité muet sur l'assiette d'argent laissée vide... et Gustave Rosen sursauta de nouveau, effrayé, car la voix de son voisin de droite, compatissante, lui demandait: « Vous vous sentez mal, monsieur ? »
Il se leva en silence, comme il l'avait fait quelques heures auparavant dans la cathédrale, il voulait quitter la salle, quand tomba sur lui un regard du Roi, qui lui aussi s'était brusquement levé de son siège.
« Le Roi veut parler, silence ! » Cette phrase parcourut les tables ; tout bruit cessa, et Gustave Vasa dit :
« Nous avons bu à la santé de maint homme courageux, des actions duquel, menées pour la liberté de la Suède, nous avons tous été témoins. Pourtant, plus d'un mérite s'est aussi caché silencieusement là où n'atteignait que le regard de quelques-uns. Plus d'un combat a été mené, que personne n'a vu, quoiqu'il ait peut-être été le plus difficile. Je salue aussi ceux qui ont dû d'abord se vaincre eux-mêmes, avant de reconnaître le bien-fondé éternel de notre but. Je salue avec ce gobelet que je vais boire l'homme qui s'est chargé du devoir le plus difficile, celui de séparer l'empereur allemand de la cause de son parent, et de le gagner à nous, et de l'avoir accompli victorieusement. L'homme sans le courage duquel la noble Mère de notre Reine ne serait plus aujourd'hui parmi nous, à qui vous tous comme moi-même sommes très redevables,  ̶  à toi, Gustave Rosen ! » Le Roi vida son gobelet d'un trait, et tous l'imitèrent. Gustave Vasa ne pensait qu'à cette nuit, dans laquelle il avait sauvé à Torpa ceux qui avaient été voués à la mort, dans laquelle Rosen avait reconnu toute la faute monstrueuse dont il avait chargé ses épaules... il avait reconnu qu'il avait servi les intentions maudites du tyran danois, et s'était offert en expiation pour n'importe quel service pour la cause de sa patrie. Gustave Eriksson, dans sa prévoyante sagesse, lui avait alors confié le rôle d'ambassadeur auprès de Charles-Quint.
Avait-il eu encore, à ce moment-là, un autre but plus secret, en envoyant aussi loin le jeune homme ? Inconsciemment, peut-être... mais il l'avait oublié depuis longtemps. Dans sa mémoire n'était encore ancré, depuis longtemps, que le « Jamais ! » que Karin avait prononcé, quand sur les eaux de la rivière Göta, il avait demandé : « Veux-tu retourner auprès de Gustave Rosen ? »
« Jamais. Entre moi et lui, il y a un abîme, comme le Trollhättan entre cette rive-ci et l'autre. Mon cœur n'appartient plus à celui qui a trahi la Suède. »
Que savait Gustave Rosen des yeux de Karin, de ceux-là qui appartenaient à la Suède ? Que sait Gustave Vasa des yeux de Karin, de ceux qui ont aimé Gustave Rosen ?
Maintenant la Suède est délivrée.
L'envoyé de Gustave Eriksson à l'empereur allemand avait-il pensé qu'il pourrait par là expier aussi une autre faute ? Avait-il pensé qu'il reviendrait et pourrait dire: « J'étais aveuglé, quand j'ai trahi la Suède... Maintenant, j'ai contribué à sauver ta patrie et la mienne ! ? »
Le chemin est long, du Trollhättan aux Alpes. Quand Gustave Rosen entra dans Uppsala, les cloches de la cathédrale sonnaient, toutes les cloches de Suède sonnaient pour le mariage de sa Reine.
C'était un Roi fier et chevaleresque, dans les mains duquel elle avait mis les siennes; c'était un homme fort, un homme sage et un homme noble. Certes, il n'y avait aucune jeune fille en Suède qui n'enviât pas aujourd'hui le sort de Karin; certes, il y avait peut-être plus d'un homme aussi, qui aurait attaché moins de valeur à la nouvelle couronne de Gustave Vasa, qu'à la perle blanche qui, portée de l'écume du Trollhättan jusqu'à la lumière, était assise à son côté, entourée d'or. Elle aussi se leva aux derniers mots qu'il avait prononcés : « …à toi, Gustave Rosen ! » avait-il dit, et elle s'était levée. Un regard, le premier qui vînt d'elle, tomba au bout de la table... pour une seconde la Reine de Suède avait disparu de son fauteuil, et l'image lointaine derrière elle s'approcha et se tint solitaire et étrangère là, dans la salle du banquet à Uppsala... puis les yeux de Karin dévièrent sur le côté, et l'image se retira de nouveau en arrière au loin, hors d'atteinte, irrévocablement.
Et la nuit se fit plus profonde, et minuit vint et avec lui la tranquillité dans la maison des noces à Uppsala. Le silence reposait sur le vaste royaume de Suède ; seule une aurore boréale, rayonnant jusqu'au zénith, s'élevait au-dessus de la vieille ville royale.

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