Freitag, 10. Februar 2017

Chapitre cinquième

Chapitre cinquième



 Maintenant tout est calme au château de Torpa. La nuit s'est étendue sur la Suède, seules les ombres des nuages qui passent devant le disque de la lune courent sur les champs de bataille de Falköping et de Bogesund, et seules les vagues du Mälar viennent battre dans un murmure l'escalier désert du château à Stockholm, et s'efforcent de laver les dernières taches de sang sur ses pierres de granit. Comme un salut de printemps, elles se dirigent de là vers l'Ouest; les eaux du lac Hjälmaren les entendent et les répercutent sur le miroir immense du lac Vänern. Puis le Trollhättan les engloutit en un bruit de tonnerre dans ses profondeurs. « Le printemps arrive ! »
 Les choucas de Karin l'ont perçu aussi et célèbrent la clarté de la lune de mai. Il se peut qu'ils soient effrayés par les hallebardes luisantes, qui emplissent la ferme et le jardin autour du château, de manière qu'aucune ombre sur la terre et dans l'air ne puisse s'approcher du lit royal sans se faire remarquer, et ils se rassemblent sur la rive solitaire du Trollhättan. Le soleil de mai, en un jour, n'a pas encore vaincu la neige, qui recouvre de blanc la colline rocheuse, et l'on voit distinctement les petites silhouettes noires s'y déplacer. Ils semblent muets, mais il est possible que le vacarme de la cascade étouffe le bruit qu'ils font. La nuit est si claire qu'on peut les compter, quand ils arrivent au-dessus du Göta en haut des chutes. Ils sont précisément quarante, et, après avoir franchi le fleuve, ils se dirigent vers l'aval, remontent quelque peu la colline, puis ils se glissent soudain, l'un après l'autre, dans la terre, là où doivent se trouver des cavités rocheuses, et, comme pulvérisés par le vent, ils ont disparu de la vallée éclairée par la lune.
 Seuls les pas des sentinelles qui vont et viennent résonnent dans le silence qui enveloppe Torpa ; dans le vaste bâtiment, dont les lampes et les flambeaux sont éteints, tout est calme. Là-haut, au deuxième étage, dorment le Capitaine Torben et ses compagnons sur des couches moelleuses ; le vin de Stenbock les y a jetés fermement, et aucun d'eux n'entend plus le mugissement du Trollhättan, qui, à travers la nuit, retentit de manière perceptible à des milles à la ronde.
 Dans la haute pièce faiblement éclairée, sur un fauteuil richement décoré, le Roi Christiern II est assis. Il s'est jeté un moment sur le lit de soie à baldaquin, au-dessus duquel resplendit une grande couronne toute dorée, mais l'inquiétude et l'attente l'ont après quelques minutes forcé à se lever. Il regarde fixement les rideaux de pourpre de la fenêtre, qui à la lueur de la lampe tombent du plafond jusqu'au sol comme de larges bandes ensanglantées. Ils bougent légèrement dans le courant d'air, car le roi, pour rafraîchir son front échauffé, a ouvert la fenêtre, si bien qu'on dirait que le sang coule lentement le long des murs. Depuis l'automne de l'année précédente le maître des trois royaumes nordiques est craintif et superstitieux – la couleur rouge suscite en lui l'effroi – il bondit de son fauteuil et, immobile, à demi penché en avant, il regarde fixement les rideaux remués par le vent.
 Non ─ il ne pense pas aux têtes ensanglantées qui là-bas, à Stockholm, en automne, ont roulé à ses pieds, pas en ce moment, un charme plus fort a dompté sa peur. Son imagination lui présente une autre tête, dont la chevelure d'or tombe sur de blanches épaules, il sonde le silence de mort de la maison, et rejette son vêtement de dessus, sous lequel apparaît, luisant faiblement, une cotte de mailles serrées, en acier, fine et flexible. Il hésite une seconde, puis il l'enlève aussi d'un seul coup et la jette au sol, et il s'enveloppe dans une large robe de chambre sombre, d'une riche étoffe, qui lui tombe jusqu'aux pieds. Le Roi Christiern de Suède se tient encore en deça de la frontière de sa quatrième décennie, et en passant devant le haut miroir de métal, celui-ci lui renvoie l'image d'une vision royale et d'un bel homme, qui n'a pas besoin d'être roi pour gagner le cœur d'une jeune fille de dix-huit ans. Ce n'est pas seulement le vin, qui a effacé les sombres rides et le regard méfiant qui dénaturent habituellement son visage. Le Roi Christiern a aimé la belle Dyvecke, peut-être non moins ardemment et profondément que Gustave Rosen aime Karin Stenbock, et la Rose du Trollhättan n'est pas moins belle que la petite colombe d'Amsterdam.
 Tu as atteint ton but, Esther. Demain matin, tu seras la souveraine du sombre maître de ta patrie, et le salut de la Suède, auquel tes yeux, tes autres yeux, ont longtemps songé en vain, repose dans ta main blanche.
 Le pense-t-elle aussi, pendant qu'elle presse cette main sur sa poitrine qui respire tumultueusement, debout là-bas dans sa chambre, à la porte de derrière de laquelle est suspendue la chaîne d'or, dont les diamants, qui luisent dans la faible lumière, projettent des fils séducteurs dans l'obscurité du couloir ?
 Le visage de Karin est encore aussi pâle qu'il l'a été dernièrement dans son fauteuil à côté de Christiern. Mais elle ne tremble plus, elle aussi, elle écoute, sondant, pleine d'espoir, le silence de mort de la maison.
 Maintenant vient un pas léger, prudent, seule l'oreille la plus tendue peut le percevoir dans l'absence de bruit totale de la nuit. Il ne vient pas du couloir, mais à travers la chambre attenante, et s'interrompt à la porte par l'ouverture de laquelle, l'année dernière, Gustave Folkung avait vu Brita Stenbock sans se faire voir. Un coup discret, presque imperceptible, et Karin se dépêche de tirer le verrou sans faire de bruit, et ouvre. Aussitôt, les bras de Gustave Rosen l'ont passionnément étreinte, et ses lèvres couvrent de baisers les yeux de Karin, son front, sa bouche, et balbutient:
 « Tu m'aurais rendu fou, Karin, si tu ne m'avais pas chuchoté que tu m'attendais ce soir. Après un mois de jours et de nuits agitées loin de toi, je reviens pour te voir loin de moi pendant de longues heures, pour te voir seulement, sans un salut, sans un regard de toi. »
 A cause de son agitation, sa voix se faisait entendre plus fort; la jeune fille s'arracha à ses bras, et, anxieusement, de la main, lui ferma la bouche.
 « Du calme », chuchota-t-elle; ses yeux passèrent devant lui et se dirigèrent vers la porte de derrière, elle pencha les lèvres tout près de son oreille et lui dit dans un souffle:
 « Dans quelques minutes, le Roi Christiern viendra par cette porte et me demandera. J'ai peur de lui, et c'est pourquoi je t'ai appelé. Tu es mon soutien indéfectible, sans aucun doute, et il faut que tu attendes dans la chambre d'à côté, Gustave. Tout était prévu autrement, et ma mère m'avait ordonné de ne rien te dire. Mais toute la cour et le jardin sont pleins d'hommes armés, et tout est changé. Je n'aurais pas pu le faire, si je n'avais pas su que tu serais près de moi. »
 Le jeune homme la regardait fixement en silence, ses pensées l'abandonnaient, il ne comprenait rien de ce qu'elle disait. Elle mit encore plus près les lèvres à son oreille et chuchota rapidement quelques mots, qui le firent reculer en chancelant, épouvanté, et saisir son front dans sa main.
 « Ici – où je l'ai conduit,  ̶ où mon honneur est engage – impossible, jamais ! » bredouilla-t-il, le souffle coupé.
 Les yeux bleus de Karin, d'un éclat presque sombre, étaient posés sur lui.
 « Gustave, dit-elle d'une voix tremblante, n'es-tu pas Suédois ? Ce n'est qu'à un Suédois que je peux donner cette main.
 Il la regardait, effaré et désespéré.
 « Le temps presse, le Roi peut quitter sa chambre d'une seconde à l'autre », poursuivit-elle hâtivement.
 « La lueur de sa lampe, qui tombera dans le couloir, est le signal pour Gustave Folkung ─ »
 Elle s'interrompit vivement et écouta les bruits de l'extérieur; ses yeux, détournés du visage de Rosen, ne virent pas l'expression de folie qui envahit soudain ses traits. Il ne manquait plus qu'une étincelle dans sa poitrine haletante et saisie d'étourdissement, et Karin l'avait lancée avec le nom qui empoigna dans son cœur le monstre aveugle à deux têtes et réussit à le déchaîner.
 « Gustave Folkung ! » Il éclata d'un rire retentissant; « il vient te chercher ─ Gustave Folkung ! »
 Et, hors de lui, rejetant sur le côté Karin qui le poursuivait, il se précipita sur la porte de derrière, qu'il ouvrit si violemment que la chaîne d'or vola en éclats qui se répandirent sur le sol.
 Le bruit de sa voix et l'ébranlement de sa course éveillent un écho dans la profondeur du couloir, là où il descend vers l'escalier du côté du jardin. Un murmure s'élève, quelque chose doit là-bas se mouvoir d'une manière confuse et embrouillée. On crie: « Trahison ! » et « Reculez ! », mais une voix plus forte et plus ferme ordonne: « En avant ! »
 Ce sont les choucas de Karin. Ils ont rampé sous la terre et en ressortent. Aucun ne veut céder le pas à l'autre, serrés, ensemble, ils avancent en trombe dans l'étroit couloir.
 Encore une seconde, et ils auront coupé le chemin du retour à l'homme qui arrive, en longue robe de chambre, couvrant sa lumière de la main. Les sens enfiévrés de Christiern ne perçoivent rien; il compte treize pas et tourne à gauche.
 Gustave Rosen se précipite vers lui comme un dément et saisit son bras.
 Il crie: « Sauvez-vous ! » et l'entraîne avec lui vers la chambre que le roi vient de quitter. « On vous a trahi ! Gustave Vasa est entré ici par un tunnel souterrain qui mène du Trollhättan au château ! »
 Ce ne sont pas des choucas qui remplissent tous les couloirs. Ce sont les silhouettes herculéennes des Dalécarliens, dont chacune serait capable d'emporter dans ses mains comme un enfant le maître des royaumes du Nord. Gustave Stenbock leur sert de guide, et ils s'élancent en avant. Le plan n'a pas réussi; maintenant, il ne s'agit plus de silence, mais de rapidité.
 « Où est le tyran ? »
 Ils ont trouvé Karin, qui a poursuivi son fiancé, et elle leur indique le chemin.
 Dans ses yeux, tout éclat qui rappelle le regard que Rosen aime s'est éteint. Les lèvres tremblantes de colère et de mépris, elle crie: « Il s'enfuit dans sa chambre... Gustave Rosen nous a trahis ! »
 Un juron féroce sort des lèvres du premier homme, et Gustave Folkung se précipite, l'épée à la main, dans la direction qu'indiquent les doigts de la jeune fille. Les fuyards n'ont pas encore quitté le corridor; la lumière du roi est éteinte, et, dans la confusion, ils sont passés devant la porte. Leur vie, le destin de la Suède tient à une seconde.
 Mais Gustave Rosen connaît tous les recoins du château de Torpa, même dans l'obscurité. Il n'y en a pas un seul où il n'ait pas joué dans son enfance, où il ne se soit pas trouvé la main dans la main avec Karin. En tâtonnant en arrière, ses doigts ont trouvé la porte, il tire le roi avec lui à l'intérieur, et pousse le verrou au moment même où, à l'extérieur, la main de Folkung secoue le lourd heurtoir.
 « Une hache ! » Enfoncez la porte ! Il faut entrer dans la chambre par un autre côté, Stenbock ! »
 Mais la porte résiste et, en réponse, la voix de Gustave Rosen retentit à la fenêtre.
 « Par ici ! On assassine le Roi ! »
 D'un seul coup le silence de la nuit a disparu. Des centaines de cris résonnent de tous les côtés. On s'élance à l'assaut, toutes armes cliquetantes, sur le grand escalier de la façade ; en haut, le capitaine Torben et ses compagnons sautent des lits et, à demi habillés, saisissent leur épée, et descendent en titubant. Ils rencontrent Stenbock et sa troupe qui, par la salle où s'est tenu le banquet, tentent de pénétrer dans la chambre du roi.
 Les lances, avec lesquelles les Dalécarliens vont chercher sans crainte l'ours dans sa caverne, atteignent avec une puissance mortelle la poitrine nue des Danois; la tête encore embrouillée par le sommeil, Knut Torben chancelle vers la silhouette de guerrier furibond aux cheveux blancs qu'est celle du maître du château, et crie:
 « Nous dormons sous TON toit ! Est-ce là l'hospitalité suédoise, Gustave Stenbock ? »
 « C'est l'hospitalité de Stockholm, Knut Torben Vous nous l'avez apprise ! » tonne l'interlocuteur, et son épée frappe à la tempe le capitaine, qui dans un cri roule au sol à côté de la chaise sur laquelle, quelques heures plus tôt, il a bu, dans son insouciance, à la santé de la fille de cet homme qui lui fracasse le front. Autour de la longue table, le combat fait rage ; la vaisselle d'argent vole à travers la salle, mais les Danois en train de mourir ont, pour une minute, tenu les hommes de la vallée à l'écart de la porte intérieure de leur roi, et, à l'appel de Rosen, les renforts pénètrent de tous côtés.
 Les flambeaux que les soldats hors d'haleine ont allumé éclairent comme le plein jour le palier et les couloirs. « C'est perdu ! Retirez-vous ! » crie Stenbock d'une voix étouffée. Les Dalécarliens sont quarante contre des centaines; ce serait un combat désespéré et absurde de poursuivre plus longtemps dans leur intention. Maintenant le danger que leur retraite soit coupée les menace. Stenbock le crie à Folkung qui fait demi-tour et saisit dans ses bras Karin, qui se tient là comme assommée et pétrifiée, à regarder les Danois qui s'approchent.
 « Nous nous retrouverons, Christiern ! » grince-t-il entre ses dents. Puis, avec une force plus sauvage que le plus géant de ses rudes compagnons ne pourrait manifester, il emporte la jeune fille sans volonté. Les autres couvrent son départ, ils résistent dans l'étroit couloir comme la troupe de Léonidas aux Thermopyles. Leurs armes courtes ne peuvent rien contre les longues hallebardes des Danois, mais en tombant leurs corps barrent l'étroit passage.
 Maintenant le Roi Christiern en cotte de mailles franchit la porte qui l'a sauvé. Gustave Rosen le suit, pâle comme la mort; son œil parcourt le lieu du combat, en lequel son cri a transformé la calme maison de son enfance. Les flambeaux jettent une lumière sanglante et horrible sur les visages muets qui gisent au sol. Puis son regard inquiet rencontre au-dessus des têtes des combattants un point blanc au fond du couloir. C'est la robe de Karin.
 Et, arraché à son étourdissement, il fait demi-tour et se précipite dans l'escalier de devant. Il entraîne les soldats qu'il trouve encore en bas, et contourne avec eux dans le jardin le coin de la maison pour atteindre la porte de derrière, par laquelle Karin a un jour fait monter secrètement Gustave Folkung.
 « Par ici ! » Avec la lourde hallebarde qu'il a arrachée aux mains du soldat qui le suit, il frappe le bois de toutes ses forces, et des dizaines de coups suivent le sien. La porte casse, sa dernière armature cède à l'impétuosité de Rosen, et pour la seconde fois au même endroit, il se tient face aux yeux étincelants de Gustave Folkung, mais maintenant ils n'ont plus de force sur lui; sans se soucier des lances des Dalécarliens qui se pressent derrière leur chef, il veut saisir l'épaule de sa bien-aimée, qui est tenue, comme inanimée, par le bras de Gustave Folkung. Celui-ci, de sa main droite, ouvre violemment la lourde porte de chêne qui conduit sous terre.
 « Karin ! » crie le jeune homme, « Karin ! »
 Il y a dans le ton une plainte amère et désespérée, qui pourrait ramener une fois encore des mourants à la vie. Il réveille de sa torpeur celle à laquelle il s'adresse, c'est le vieux son de l'amour qui fait trembler toutes les fibres de son cœur, elle ouvre grands les yeux et le regarde.
 « Karin ! »
 « Arrière, traître ! » Un frisson parcourt ses traits, et sa main étendue pour se défendre le repousse avec horreur.
 Gustave Rosen pourrait s'emparer du corps de Folkung et le retenir, il le veut
aussi, et a levé le bras, mais sa main retombe, comme inerte, face au regard de Karin. C'est le dernier, car sa robe blanche s'enfonce, comme engloutie par la terre, dans l'obscurité, derrière la porte de chêne. Immobile, comme frappé par la foudre, le jeune homme se tient devant les visages farouches des hommes de la vallée qui se pressent à la suite de Folkung. Maintenant les soldats qui suivent Rosen le tirent en arrière et, sautant devant lui, protègent sa poitrine sans défense. De ce côté de l'étroit couloir aussi le combat s'engage, acharné, mais ici en faveur des Suédois, qui, bloqués dans les deux sens, parviennent dans ce danger mortel à repousser les Danois jusqu'à la porte extérieure et à assurer l'entrée salvatrice dans la terre. Les soldats s'imaginent qu'ils y sont prisonniers, et faiblissent dans leur ardeur au combat pour ne pas pousser les désespérés à une lutte à mort. Une douzaine de Dalécarliens est étendue au sol, transpercée par les hallebardes, parmi presque une demi-centaine de trabans du Roi, mais les autres atteignent la porte massive, que le dernier, qui combat encore sur le seuil, claque dans la serrure en un bruit retentissant, et consolide de l'intérieur avec de fortes solives. Puis, blessé et saignant, mais triomphant, il suit les autres qui, comme s'ils couraient sur des charbons, volent dans le long couloir sans lumière. Celui-ci, depuis les temps les plus reculés, a peut-être sauvé la vie à plus d'un, qui s'est enfui du château emporté d'assaut; il le fait maintenant encore. Certes, le premier de la file porte dans ses bras une autre charge que celle qu'il avait pensé capturer. Ce devait être un homme, et c'est une jeune fille; il devait porter sur sa tête la couronne d'or des royaumes du Nord, et devant le front de Karin qui a perdu connaissance coule librement le flot de sa chevelure d'or. Mais Gustave Folkung la tient dans ses bras comme si c'était une reine. De plus en plus proche un grondement sourd ébranle le ventre de la terre; ils ont atteint la sortie, où, quelques heures plus tôt, les choucas ont disparu dans le rocher; de son genou porté en avant, Folkung pousse de côté la pierre qui cède sous la pression, et en même temps que l'air frais qui vient à leur rencontre, le mugissement étourdissant du Trollhättan frappe de manière inattendue l'oreille des fugitifs. Il réveille Karin, dont les membres frissonnent légèrement dans le souffle froid de la nuit de mai; précautionneux, son défenseur la couvre de son manteau comme un enfant, et se dirige vers l'amont. Les autres le suivent; un sifflement, auquel un deuxième répond de l'autre côté du courant, et une large masse sombre traverse rapidement le fleuve. Elle apparaît maintenant comme un grand bac, qui, à la rame, a été amené du lac jusqu'ici. Il accoste, et Folkung est déjà à bord, et il couche son fardeau sur de molles couvertures. Le front plus sombre, Stenbock s'élance à sa suite, et les Dalécarliens remplissent le bateau.
 Mais soudain une confusion se produit. Karin, en regardant autour d'elle, a crié: « Où est ma mère ? » Stenbock laisse échapper un cri et une imprécation en même temps: « Nous l'avons oubliée, elle est entre les mains du tyran. Retournons-y ! »
 « Impossible ! » répond la voix ferme du chef, « ce serait notre perte assurée, et d'ailleurs inutile. »
 Mais Stenbock n'écoute pas, et se fraie un chemin parmi la troupe pour regagner la rive. Un cri retentit alors dans sa direction: « Les voilà ! ─ arrêtez-le ─ dans l'eau, un bateau ! »
 C'est Gustave Rosen, le seul à connaître la sortie du château par le souterrain, et qui, dans la folie du désespoir, après avoir vu que les Dalécarliens avaient disparu, a réuni en hâte des soldats et, par la montagne, s'est précipité au Trollhättan. Mais il arrive encore une fois trop tard. La voix impérieuse de Folkung ordonne: « En avant ! » La Suède est plus importante qu'une femme, même si elle s'appelle Brita Stenbock », et les rames, frappant l'eau, éloignent en un clin d'oeil le bateau de la rive. Les Danois lèvent leurs javelots pour les lancer, sûrs d'atteindre leur cible dans le dense pêle-mêle des fuyards, mais Rosen saute devant les armes et crie, horrifié: « Non, vous la tueriez ─ non ! »
 Etonnés, les soldats obéissent, puis ils se pressent en avant et saisissent violemment le corps du jeune homme, qui s'est précipité dans le fleuve, pour suivre seul le bateau. Ils le tirent en arrière; ils entendent, dans l'indifférence et la raillerie, ses plaintes à fendre le cœur:
 « Karin ─ Karin ! »
 Au milieu du fleuve aussi, on perçoit distinctement le cri plaintif. Mais Gustave Stenbock ne l'entend pas; il a enveloppé complètement sa tête grise dans son manteau, pour cacher les larmes qui sortent à flots de son cœur, non moins ardentes et désespérantes que celle du jeune homme, qui a seulement perdu ce qu'il n'a jamais possédé. Mais Karin et Folkung l'ont entendu; ils perçoivent les cris désespérés:
 « Gustave Vasa, je veux suivre tes ordres. Rends-la moi, Gustave Vasa ! »
 Karin se lève en sursaut et, dans la lumière crépusculaire, elle regarde son compagnon droit au visage. Puis elle demande:
 « Quel nom crie ce malheureux ? Tu es Gustave Eriksson ? »
 Folkung fait un signe affirmatif: « C'est moi, Karin; tu le vois au dernier salut de ton fiancé. »
 Il sourit amèrement en le disant, et s'avance vivement devant la jeune fille, pour la protéger des javelots qui traversent soudain l'air en sifflant, et tombent autour d'eux en chuintant dans l'eau qui rejaillit. En entendant le nom du chef qui s'enfuit, les Danois ne se sont plus laissés maîtriser, et, hurlant de rage, ils lui lancent leurs projectiles. Mais la distance est déjà trop grande, et, en quelques coups de rames, les Dalécarliens se trouvent hors d'atteinte.
 « Veux-tu retourner vers Gustave Rosen, Karin ? » demande son camarade ─ « dis un seul mot, et je t'amène moi-même à lui. »
 C'est la même voix tranchante avec laquelle il lui a parlé pour la première fois, à l'automne, au Trollhättan, et pourtant l'on dirait que s'y mêle le vacillement du bateau, qui s'approche de la rive.
 Karin réplique vivement: « Jamais. Entre lui et moi il y a un abîme, comme le Trollhättan entre cette rive et l'autre. Mon cœur n'appartient plus à celui qui a trahi la Suède. » Les fortes lèvres de Gustave Eriksson tremblent maintenant de manière évidente. « Mais à celui qui a libéré la Suède, Karin ? Ton cœur appartient-il à celui qui a délivré la Suède de la tyrannie de Christiern ?
 Un frisson parcourt le corps de Karin ; elle veut répondre, mais au même moment le bateau heurte violemment la rive, elle chancelle et serait tombée, si les bras de Gustave Vasa ne l'avaient recueillie. Il tient sa main froide fermement dans la sienne et, penché sur son oreille, chuchote rapidement encore une fois:
 « Qui peut gagner cette belle main, Karin ? »
 « La main ─ ? »  ̶ il fait déjà si clair que l'on voit comment la pâleur sur les joues de la jeune fille se change en un rouge ardent; ses yeux luisants errent sur la silhouette voilée et encore immobile de son père, et elle répète dans une hâte fébrile: « la main ─ ? »
 Puis, soudain, elle regarde l'homme qui est à son côté droit dans les yeux et poursuit:
 « La main est libre, Gustave Eriksson, le Trollhättan en est témoin, et elle appartient à celui qui accomplira deux choses ─ »
 Les eaux du Trollhättan, dans leur grondement, étouffent les paroles que les lèvres de Karin chuchotent hâtivement. Ce sont les eaux au sujet desquelles la légende raconte que le vieux barde qui se tenait sur la berge fut subjugué par la violence démoniaque du fleuve tonitruant, et sauta sans volonté dans ses profondeurs.
 Y pense-t-elle, pendant qu'elle frissonne dans l'air matinal et regarde les vagues vertes qui passent rapidement ? Pense-t-elle aux paroles qui sont un jour sorties pleines d'angoisse de sa poitrine:
 « Ne cède pas à la fatigue, pauvre Gustave. Si tu y cédais, si le courant m'avait saisie, et s'il était trop tard, que tu ne puisses plus m'en arracher ─ ? »
 Non, ces yeux sont sérieux, mais ils ne pensent pas à ces paroles, ils ne pensent pas à Gustave Rosen. Les yeux de son compagnon sont sérieux aussi, après avoir entendu ce que la jeune fille a chuchoté. Puis il s'incline profondément devant Karin et dit:
 « J'ai dit que la Suède était plus importante qu'une femme; tu es la première femme, Karin Stenbock, qui ébranle ma volonté. Que l'Avenir de la Suède retombe sur toi, s'il se perd à cause d'une femme. »
 Et il s'incline encore une fois d'une manière chevaleresque, et marche parmi les Dalécarliens qui ont sauté à terre, il en choisit quatre et leur parle à voix basse. Le cœur des hommes de la vallée ne connaît pas la peur, sinon on pourrait tenir l'expression de leurs yeux pour de l'effroi, quand ils entendent ces paroles. Mais, pas davantage que la peur, ils ne connaissent la désobéissance envers leur chef, et, sur un signe de lui, ils se sont dépêchés de retourner au bateau, pendant qu'il s'approche de Stenbock et lui parle aussi à voix basse. Après les premiers mots, les regards de ce dernier brillent comme d'un bonheur juvénile, et il fait un mouvement vif vers le bateau. Seulement, Gustave Vasa le retient et continue à lui parler hâtivement, jusqu'à ce que Gustave Stenbock fasse à contrecoeur un signe de tête affirmatif, et, là-dessus, il lui serre fortement et longuement la main en la secouant, à la manière suédoise.
 « Ils doivent tous lui obéir », pense Karin, en suivant des yeux l'attitude fière, presque royale, de cet homme encore jeune, qui saute dans le bateau à la suite des quatre Dalécarliens, et reste debout parmi eux, quand ils rament dur en remontant le courant près de la berge.
 « Ils doivent tous lui obéir, eux comme moi. Il est comme le Trollhättan. » Un salut du bateau qui disparaît interrompt les pensées de Karin. Elle fait également un signe de la main et, ouvrant les lèvres, crie involontairement: « Gustave ─ ! »
 Puis, se reprenant vite, elle ajoute: « Bon voyage, Gustave Vasa ─ ─ »



















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