Freitag, 10. Februar 2017

Chapitre quatrième


Chapitre quatrième



 Il était encore trop tôt au matin du premier mai, quand un éclatant cortège avança sur toute la largeur du Lac Vättern, dont, le jour précédent, le fleuve Motala, déchaîné, avait emporté les dernières glaces vers la Mer Baltique. Maint spectateur, le regard dirigé sur les bateaux décorés de flammes multicolores, au milieu desquels s'élevait le navire royal richement orné, pouvait avoir nourri en secret d'autres désirs que ceux que la voix craintive cria, quand le cortège foula de nouveau la terre ferme et, sur le large chemin pour l'amélioration duquel les paysans de la région avaient dû charrier des matériaux jour et nuit depuis des semaines, continua à avancer vers l'ouest. Là-haut, en Dalécarlie, les lèvres n'auraient peut-être pas retenu leurs malédictions, et Christiern II, malgré sa suite nombreuse, ne serait peut-être pas passé si tranquillement devant les fils du pays aux larges épaules, l'un d'eux aurait pu saisir rapidement son couteau et le lancer, avec une adresse infaillible, droit dans le cœur du roi. Seulement, ici, il n'y avait rien de tel à attendre. Il est vrai qu'on appelait ce jour le premier mai, mais l'hiver s'étendait encore sur la Suède et la maintenait anéantie et domptée.
 Le regard sombre et glacial comme l'hiver, Christiern chevauchait dans la pâle lumière du soleil de mai, dont le jour froid tournait en dérision le nom que les hommes avaient donné au mois qui était censé commencer aujourd'hui.
 Le cheval qui portait le roi était noir de la tête à la queue fièrement courbée, seule la chabraque de pourpre sur laquelle était assis le cavalier étincelait comme du sang sur un carrelage sombre, et une tache d'une blancheur de neige sur le front rappelait un blanc semblable dans les yeux royaux, sous les sourcils sombres et froncés, quand le regard se dirigeait vers les groupes rassemblés ça et là au bord du chemin. Ce regard était encore plus fixe qu'auparavant, depuis cette nuit à Stockholm, et des rides profondes et pleines d'ombres se creusaient au-dessus de lui sur le front. Des éclairs mortels menaçaient dans les yeux inquiétants et étranges, quand ils ne percevaient pas devant eux une épouvante et une terreur d'esclaves; on voyait que, du clignement d'une paupière dépendait le coup brusque de la hache tachée de sang, hache que le sauvage « compère » du roi, dans l'escorte de ce dernier, portait découverte sur son dos, comme un défi.
 Le seul peut-être à ne rien remarquer de tout cela était Gustave Rosen. Le soleil de mai lui paraissait aussi chaud et aussi éclatant que celui du cœur de l'été; à ses yeux, une lumière de printemps s'étendait sur la campagne morte, et il ne voyait que de la curiosité et un étonnement respectueux dans les regards par lesquels les paysans mesuraient la longueur du cortège qui passait rapidement devant eux. Sur l'ordre du roi, il chevauchait au côté gauche de ce dernier; son cheval dansait si joyeusement sous lui qu'il pouvait à peine le réfréner. Christiern était taciturne, comme il l'avait toujours été, et l'était devenu davantage encore depuis l'asservissement de la Suède. De temps à autre, il lançait une phrase brève, que le jeune homme, parfois, plongé dans ses rêves joyeux de l'avenir proche qu'il anticipait, n'entendait pas, et le Roi lui-même, repaissant de sang ses pensées, n'attendait aucune réponse. La maison avec laquelle, à son départ pour le Danemark, il entrait en rapport et qu'il honorait de sa visite, n'était pas sans importance pour ses projets. En la personne de Stenbock, la Noblesse Suédoise lui jurait fidélité, elle qui, après les événements de Stockholm, s'était réfugiée, pleine d'angoisse, dans la solitude; en même temps, il enchaînait fermement à sa cause Gustave Rosen. Maintenant, ils traversaient à cheval Falköpingsfeld, et le Roi se souleva sur ses étriers pour regarder autour de lui.
 « Nous avons fait mieux que Madame Sémiramis, notre grand-mère », dit-il soudain d'une voix tranchante. « Madame Marguerite ne connaissait pas bien l'agriculture, et oubliait que pour rendre cultivable une friche, il faut réduire en cendres ses souches et la fertiliser avec du sang. Si autrefois elle l'avait fait, les belles filles de ce pays nous aimeraient davantage aujourd'hui et nous trouveraient moins laid. Ou bien, Rosen, croit-tu que la Rose du Trollhättan, pour l'amour de la tâche que nous entreprenons, fermerait l'oeil sur notre âge et nous trouverait aimable ? »
 A cette question, Christiern éclata d'un rire bref, et son regard, rapide comme l'éclair, se dirigea vers le visage de son compagnon, qui cherchait une réponse. Mais avant que celui-ci l'eût trouvée, le Roi poursuivit: « Ici reposent les os que mes vaillants ancêtres et les tiens ont entassés, Rosen, et le pied de mon cheval foule peut-être en ce moment même le crâne intelligent de ton aïeul, qui était aussi assez fou pour se le laisser fendre en deux pour une chose comme la Suède. Nous sommes plus sages, Rosen; nous ne concluons pas d'Union de Kalmar, qui broie au préalable la chair et le sang dans la terre, mais une autre union, dans la terre de laquelle la chair et le sang vont naître. Chevauchons plus vite, le soleil se couche déjà, et la Rose du Trollhättan attend notre arrivée. »
 Sa Majesté le Roi Christiern II de Suède, Norvège et Danemark était d'une humeur singulière aujourd'hui, comme personne ne l'avait vu depuis le couronnement à Stockholm. Etonnés, les premiers de sa suite se regardaient à la dérobée; c'était inquiétant, quand Christiern riait d'un rire étrange, comme la lumière trop crue du soleil qui jaillit comme une menace de malheur au bord des nuages orageux. Il leur fallut alors enfoncer les éperons dans leurs chevaux, et s'élancer au galop comme une chasse sauvage derrière l'étalon noir du roi qui fuyait à travers Falköpingfeld.
 La nuit commençait déjà à tomber, et le château de Torpa était illuminé par des centaines de lampes et de flambeaux, quand arriva le cortège royal pour les noces. Le maître des lieux attendait l'hôte de marque sous le portail, tête nue; derrière le rideau d'une chambre au premier étage, se tenait Karin Stenbock, qui regardait. Son cœur battait fortement, sa poitrine palpitait. C'était encore les yeux que Gustave craignait, qui parcouraient du regard le cortège du toi. Ils ne cherchaient pas le bien-aimé, et, bien loin de s'arrêter sur lui quand ils l'eurent aperçu, ils continuèrent à passer hâtivement sur la troupe nombreuse des cavaliers, qui remplissait déjà l'espace de la ferme, et ne cessait d'arriver de l'extérieur, avec ses hallebardes qui luisaient dans la pénombre. Les lèvres de Karin murmuraient des chiffres, et son visage pâlit. Elle vacilla et, de la main, s'accrocha convulsivement au rideau, qu'elle faillit arracher. Puis elle s'enfuit en silence et disparut.
 En bas, Gustave Stenbock tenait l'étrier pour le roi qui descendait de cheval. Christiern jeta un regard rapide sur le vieux bâtiment éclairé presque a giorno sur toute sa longueur, et, condescendant, tendit la main à son hôte. Un instant il sembla que Gustave Stenbock était pris du même accès de faiblesse subit que sa fille. Il regarda fixement la main du Roi, mais la sienne ne la prit pas, elle s'éleva vers son front, pour essuyer la sueur froide qui y perlait. Christiern le remarqua, et fronça les sourcils.
 « Tu nous a déjà invité en automne à te rendre visite, Stenbock; notre capitaine nous a transmis la commission à ce moment-là », dit-il avec une pointe de mépris, qui n'était compréhensible que pour le maître du château. « Il est vrai que tu n'as pas obéi à notre invitation de nous honorer de ta présence à Stockholm, mais nous savons que tu étais excusé, et tu vois que nous ne t'en gardons pas rancune, mais qu'au contraire nous sommes aujourd'hui ton hôte, et attendons seulement que tu nous souhaites la bienvenue. »
 Il devait y avoir dans ces paroles quelque chose qui rendit ses forces à l'interlocuteur, car il saisit maintenant la main tendue, et répéta d'une voix assurée: « Bienvenue ! »
 Le Roi monta à côté de son hôte l'escalier recouvert d'un tapis, sa suite se pressait derrière lui. Mais, à la cinquième marche, Christiern se retourna:
 « Le Roi de Suède est en sécurité dans la maison de Gustave Stenbock », dit-il en regardant derrière lui, « et n'a pas besoin de garde. Choisissez douze chevaliers pour nous accompagner, capitaine Torben, les autres peuvent passer la nuit en bas. Viens, Stenbock, nous attendons avec impatience de voir la Rose, que nous mettrons demain dans la main de Rosen . »
 Et le Roi Christiern rit de nouveau. A ses premiers mots, Stenbock était une fois encore devenu plus pâle que le mur à côté duquel il se tenait, et il s'en fallût de peu que son pied manquât la marche, que lui-même chancelât et tombât à la renverse sur les chevaliers choisis pour accompagner le roi. Maintenant, il continuait à avancer avec son hôte. Il le conduisit avec son escorte dans les salles de l'aile gauche, où Brita Stenbock lui souhaita la bienvenue. Elle se tenait dressée de toute sa taille au milieu de la première chambre, et attendait les arrivants.
 « Suis-je en présence du Roi Christiern de Suède ? », demanda-t-elle d'une voix ferme.
 Stenbock le confirma; pour la première fois les traits impassibles de Christiern trahirent de l'étonnement. Il savait qu'il se tenait devant la femme qui avait été l'ennemie implacable du Danemark, au sujet de laquelle il avait cru qu'elle plierait la nuque devant la hache du bourreau plutôt que de la plier devant lui-même. Un rayon fugace de véritable joie palpita sur le sombre visage du roi, quand Brita Stenbock poursuivit:
 « Soyez le bienvenu pour moi, Roi Christiern. Je vous remercie au nom de ma patrie, car j'espère que votre séjour dans cette maison aboutira au salut de la Suède. »
 En le disant, Brita Stenbock ne pâlit pas et n'hésita pas. Immobile, la tête aux cheveux gris relevée, les yeux dirigés fermement devant elle, elle se tenait droite, après s'être inclinée profondément, et attendait la main du roi qui, visiblement troublé, prit la sienne et conduisit Madame Stenbock dans la salle attenante vers les places d'honneur de la longue table du banquet, où elle s'assit. Et, grâce aux communications de ses serviteurs placés derrière elle, elle répondait aux obligations d'une maîtresse de maison avec autant de sûreté que si ses yeux avaient pu tout surveiller. On se rendait compte, à l'exactitude avec laquelle l'aveugle soutenait la dignité de sa maison, qu'elle devait être une femme peu ordinaire; elle sentait, eût-il semblé, que le regard scrutateur de son voisin était posé sur son visage.
 Maintenant le Roi Christiern levait sa coupe d'or pour trinquer et la heurta contre le gobelet de son hôtesse qu'elle dirigea d'une main sûre pour la rencontrer à mi-chemin.
 « A la santé d cette maison ! » dit-il, et il but.
 « A la santé de la Suède ! » répliqua Brita Stenbock, en vidant son gobelet
jusqu'au fond, et en se recalant tranquillement dans son fauteuil.
 L'éclat rayonnant des lumières sur les murs renvoyait le reflet de la lourde vaisselle d'argent qui couvrait la table, ainsi que celui, étincelant, du vin rouge; et l'arôme des plats délicieusement préparés que l'on était en train de servir commençait à emplir la salle. La satisfaction reposait dans le regard du roi, bien que ses yeux parcourussent la pièce autour de lui, cherchant quelque chose ou quelqu'un. Mais, peu à peu, il s'y mêla quelque impatience, et il s'adressa à sa voisine pour demander:
 « Et la Rose de la fête à laquelle nous sommes invité, où reste-t-elle ? Il me semble que je vois là-bas deux yeux qui posent cette question encore plus légitimement que moi. »
 Il fit un geste de la main dans la direction de Gustave Rosen, qui était assis, muet, au milieu de la table, et semblait être sourd et aveugle pour tout ce qui se passait autour de lui. Le jeune homme, depuis qu'il avait pu échapper à la compagnie de Christiern, avait cherché sa bien-aimée. Il avait traversé en courant toutes les pièces du château, sans la trouver. Tout le monde l'avait vue à l'instant dans la maison, mais personne ne savait où elle était restée. Rosen était assis là, plongé dans une songerie mélancolique, et il ne remarqua aucunement le geste du roi. Toutefois, au même moment, il se leva en sursaut, rayonnant de bonheur, car la personne manquante apparut sur le seuil de la porte en face de lui.
 Karin était encore un peu pâle, mais dans la lumière rougeâtre des flambeaux, cela rehaussait presque sa beauté. Elle portait une robe blanche à lourde traîne, qui, avec la ceinture bleue au-dessus des hanches, correspondait aux couleurs de la Suède. Sa chevelure dans son abondance ensoleillée reposait sur ses épaules découvertes – ce fut un spectacle indiciblement charmant et en même temps royal, quand, dans l'éclat des lumières, la jeune fille entra. Surpris, tous les yeux se dirigèrent vers elle, toutes les mains qui avaient levé le gobelet pour le porter aux lèvres, le reposèrent involontairement.
 Mais deux participants au banquet seulement bondirent de leur siège, Gustav Rosen et le Roi Christiern de Suède. Karin se trouvait plus proche de ce dernier, et il fut auprès d'elle le premier. Il s'écria:
 « Véritablement, Rose du Trollhättan, il n'est pas nécessaire de te nommer, et tu es coupable de haute trahison pour chaque minute pendant laquelle tu t'es soustraite à notre regard. En punition, nous te séparons ce soir de ton fiancé, à qui tu appartiendras en rendant envieux des milliers d'hommes. La Reine de Suède ne se trouve pas à la place qui lui revient à côté de nous, et après elle tu es la première à laquelle cette place est due. Viens, jeune fille, et nous vous demandons à tous de suivre notre exemple, et de saluer la reine de ce soir. »
 Il prit sa main et la conduisit comme une princesse au siège qui se trouvait à sa droite. Rien que par un regard rapide les yeux de Karin rencontrèrent ceux de son fiancé pour le saluer, puis, digne et fière comme une véritable reine, elle se laissa placer au côté de Christiern, qui, debout à côté d'elle, vida sa coupe à la santé de Karin. Les chevaliers de sa suite firent de même et s'inclinèrent profondément devant la fille de la maison; dans le regard du roi, qui restait continuellement posé sur elle, il y avait quelque chose qui les amenait à baisser devant elle le front plus bas qu'ils ne l'auraient peut-être fait là-bas, au palais de Copenhague, devant la véritable Reine de Suède. Souvent, Rosen n'en croyait pas ses yeux; était-ce la même Karin qui, à cause de la servitude de sa patrie, pouvait oublier leur amour ? C'étaient les mêmes yeux différents qu'il craignait, qui ne savaient rien de Gustave Rosen, et qui pourtant étaient suspendus maintenant au moindre mouvement du Roi Christiern. Elle lui souriait, et il buvait le vin qu'elle lui présentait après en avoir goûté. On voyait que les compliments qu'il lui chuchotait, penché tout près de son oreille, lui faisaient monter le sang aux joues.
 « Elle est plus belle que la petite colombe d'Amsterdam ─ elle portera bonheur à la Suède », se murmuraient en secret l'un à l'autre les chevaliers en faisant tinter leurs gobelets.
 Karin Stenbock avait-elle simplement vu un chemin supplémentaire pour le salut de la Suède et l'avait-elle suivi ─ le chemin qui avait jadis mené Esther au trône du Roi de Perse ? Dans ce cas, il se pourrait que tu sois une femme forte, Karin Stenbock, et que la postérité t'admire, voire fasse ton éloge. Mais ton amour était faux et ton cœur est sans valeur. ─  ̶ Arrête-toi, ne poursuis pas sur ce chemin, tu trembles encore, et ton œil cherche encore souvent, comme pris d'une angoisse subite, le regard de ton père. Est-ce lui qui t'a vendue pour le bien de la Suède ? Dont l'oeil immobile inspire du courage à sa fille pour s'ouvrir un chemin qui mène à trahir Gustave Rosen ?
 C'était une nuit gaie, comme Torpa n'en avait pas vue depuis longtemps, et peut-être jamais. Le Roi Christiern était habituellement sobre, presque strictement; depuis le bain de sang à Stockholm, il ne buvait plus de vin dont un autre n'eût pas d'abord goûté. Mais à côté de Karin, sa défiance disparaissait, et il vidait tout ce que sa main blanche versait dans sa coupe. Ses yeux étaient suspendus à son visage; le vin alourdissait sa langue, de sorte qu'il ne pouvait plus chuchoter, mais parlait si fort que Brita Stenbock était forcée d'entendre tous les mots ardents adressés à sa fille. Mais elle aussi était assise immobile, comme son mari, pareille au portrait d'une aïeule sur le fauteuil artistement sculpté. Gustave Rosen lui aussi remplissait souvent son gobelet au grand pot d'argent, et le vidait hâtivement. Il cherchait à fuir toute pensée, à s'étourdir ─ jusqu'au lendemain. Minuit était passé, il semblait que le Roi voulût s'arrêter là, et hésitât cependant encore. Son bras reposait sur le dossier du fauteuil de Karin, il ouvrait les lèvres et les refermait.
 « Belle Karin, dit-il enfin à voix aussi basse qu'il le pouvait, il est temps de nous séparer. Je veux dormir sous ta protection, gentille rose; où as-tu fait mon lit ? Suis-je loin de toi ? Le sommeil fuira mes yeux si je ne perçois plus ta respiration. »
 Tout le sang reflua du visage de la jeune fille, pourtant elle resta, comme pétrifiée, à côté de lui, et il poursuivit, ivre, ses yeux fixés sur les siens, la langue pâteuse: « Sais-tu que j'ai le droit de veiller sur toi cette nuit, pour que personne ne pénètre dans ta chambre ? Je suis autorisé à t'interdire de fermer ta port ─ je t'en prie seulement, Karin ─ je ne suis pas le Roi qui peut commander, mais ton ami, qui, avant que le jour paraisse à nouveau, doit absolument parler avec toi. Veux-tu m'attendre ? Sinon, je fais seller mon cheval, maintenant, tout de suite, et je m'en vais, et un autre peut te conduire à l'autel ─ si je le tolère. Ne réponds pas, bois un verre pour dire oui, si tu m'attends. »
 Cette fois, le roi avait parlé à voix si basse que personne n'avait entendu ses paroles, sinon celle à qui elles étaient destinées.
 Karin leva son gobelet, mais sa main trembla, de sorte que le vin déborda et se répandit sur la table comme du sang, et ses yeux, incertains, passèrent de Christiern à son père.
 « Courage ! » disait le regard immobile de Stenbock, « Courage ! »
 Et Karin heurta son gobelet contre celui du Roi et but.
 Un rouge ardent, comme celui du vin renversé, étincela dans ses yeux. « Aie soin, » chuchota-t-il, « que mes accompagnateurs soient logés à l'écart, de façon que personne ne puisse nous voir ou nous entendre, et nous déranger. Il faut que je parle longtemps avec toi, Karin. »
 Les doigts du bras royal qui étreignait le dossier du fauteuil avancèrent hardiment et se posèrent sur la main pendante de la jeune fille, qui frissonna à ce contact, pendant que la main gauche détachait du cou une lourde chaîne d'or reluisante de pierres précieuses et la faisait glisser dans le giron de Karin.
 « Accroche-la au heurtoir de ta porte, » continua-t-il, « afin que je reconnaisse l'aimable jardin dans lequel fleurit une si belle rose. Et dis-moi comment j'y parviendrai sans me faire remarquer. »
 Un visage de neige façonné par un jeune garçon ne peut pas être plus blanc que le visage de Karin Stenbock, quand elle se pencha vers le roi et balbutia d'une voix entrecoupée et presque inaudible.
 « De votre porte un couloir mène vers la droite; comptez treize pas et tournez à gauche: vous arrivez à une porte de derrière, qui conduit chez moi. La chaîne vous la montrera ─ une heure après que tout sera redevenu calme, je vous attends. »
 La jeune fille était épuisée, sa tête s'affaissa en arrière contre le dossier du fauteuil. Le Roi Assuérus jeta encore sur elle un regard brillant et ivre, et se leva.
 « Notre Reine est fatigue », dit-il à voix haute, en remplissant encore une fois un gobelet, « nous buvons ceci à ses rêves de la nuit. »
 Les coupes d'or tintèrent une fois encore autour de la table, et les courtisans s'inclinèrent profondément devant le nouveau soleil de mai, qui, de manière inattendue, s'était levé à minuit en face de leur regard. Ils s'apprêtèrent alors à suivre le roi, mais il les retint d'un geste de la main:
 « Nous n'avons pas besoin de garde cette nuit, Capitaine Torben, et souhaitons dormir sans être dérangé. L'hôte qui nous accueille a certainement pris soin que vous aussi puissiez vous reposer sur de bons lits après ses excellents vins. Nous te remercions, Stenbock, nous sommes satisfait. Rosen permettra que nous aussi exercions notre droit d'invité auprès de notre hôtesse et, selon le vieil usage, nous lui exprimons nos remerciements. »
 Le caractère effréné de Christiern avait perdu toute maîtrise sur lui-même, et, à ces paroles, il mit son bras autour du cou de Karin et lui mit un baiser sur le front. « Dans une heure, donc », lui murmura-t-il.
 Le combat angoissant qu'Esther avait mené contre elle-même était surmonté.
 « Dans une heure », répéta-t-elle à voix basse, mais ferme; « n'oubliez pas ce que je vous ai dit. »















  






































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