Freitag, 10. Februar 2017

Chapitre sixième

 La première lumière jaune blême jouait autour du château de Torpa et luttait avec celle, rougeâtre, des flambeaux tremblants, quand Gustave Rosen revint. Ses pieds le portaient mécaniquement en avant, ses joues étaient creuses, comme prises en une nuit d'une maladie mortelle, ses yeux sans éclat, comme éteints. Il ne savait pas ce qu'il voulait, il continuait à marcher; étourdi, il était poussé à retourner vers le lieu de son bonheur et de sa misère.
 Dans la cour du château, un officier courut à sa rencontre et lui dit que le Roi l'avait déjà demandé à plusieurs reprises. Il prit le bras du jeune homme et l'emmena avec lui dans l'escalier et dans la chambre où demeurait le souverain.
 Pour ceux qui le connaissaient bien, il était évident que le Roi Christiern se trouvait dans un état d'esprit sinistre. Gardés par de nombreux trabans, les valets et les servantes de la maison Stenbock se tenaient debout, pressés dans un coin de la chambre, et Christiern, assis dans un fauteuil près de la fenêtre, les appelait un à un et les soumettait à un interrogatoire. Leurs dépositions étaient presque toutes les mêmes et conformes à la vérité, ils n'avaient rien su de l'agression imminente contre le Roi, et ils en avaient été aussi étonnés que lui-même. L'exactitude de cette déclaration était manifeste, puisqu'aucun d'entre eux n'avait, dans cette confusion, pensé à prendre la fuite, mais qu'au contraire tous, après l'évasion des Dalécarliens, avaient été rassemblés par les soldats sans opposer de résistance. Même le Roi Christiern fut convaincu par la vérité de leurs dires, car à la fin il riait amicalement, pour chacun d'entre eux, et disait:
 « Tu as raison. Je vois qu'on t'a dérangé sans motif de ton sommeil. J'aurai soin que cela ne se reproduise plus. Va ! »
 Il faisait un signe, et le congédié était reconduit. Mais au moment où il sortait de l'antichambre par la porte qui donnait sur l'escalier, soudain la hache du bourreau l'atteignait par derrière à la nuque, le corps tombait sourdement au sol, et la tête, sans même proférer un cri, volait au-dessus des marches. Ils disparaissaient l'un après l'autre ; finalement il ne restait plus qu'une servante, Christiern se sentait ennuyé par ce jeu monotone, il se leva et s'approcha de la fenêtre. Puis il se tourna vers la jeune fille et scruta les traits de son beau visage expressif qui, représentant le véritable type suédois, trahissait une similitude, dans un aspect plus rude, avec celui de Karin. Il la regardait d'un regard perçant et fut pris d'un rire encore plus fort que pour les autres.
 « Là-bas, au pied de l'escalier repose une douzaine de têtes de fous. Si tu veux garder la tienne sur tes épaules, servante, va, rassemble-les dans ton tablier, et apporte les-moi. »
 La jeune fille s'effondra sans connaissance. Il fit un signe: « Emmenez-la et faites lui exécuter ce que j'ai ordonné ! »
 « Cette servante ressemble à la fille de ce fourbe de Stenbock, c'est probablement une demi-soeur, dont notre bonne hôtesse se doute aussi peu que des têtes qui viennent de rebondir de marche en marche jusqu'au bas de son escalier », murmura à mi-voix à son voisin l'un des hommes de l'entourage du roi.
 Celui qui venait de parler fut saisi de frayeur, car la tête de Christiern virevolta et un regard terrifiant s'abattit comme un éclair sur le visage de l'imprudent. Puis le roi se précipita vers la porte, et saisit d'une poigne de fer l'épaule de la jeune fille qui sortait en titubant. Il lui tourna violemment la nuque et la regarda fixement, une expression de férocité animale sur le visage. « Il a raison, elle appartient à cette engeance », murmura-t-il, « c'est la grimace qui m'a trompé. »
 Et avant que la jeune fille ait pu tomber à ses genoux, le Roi Christiern II de Suède, Norvège et Danemark arracha sa large épée au traban qui se tenait à côté de lui, et, de sa propre main, trancha d'un seul coup la tête de la jeune fille qu'il venait de gracier, qui avec sa chevelure blonde roula sur le sol.
 A ce moment, Gustave Rosen entra dans la salle. Le roi, dont l'oeil regardait partout, le remarqua aussitôt, et il s'avança gaiement vers le jeune homme en éclatant de rire:
 « La tête de ta belle repose ici, Rosen, embrasse-la ! » cria-t-il.
 Le jeune homme était dans une telle confusion d'esprit qu'à la vue de la tête blonde, dont la similitude lointaine n'avait pas été amoindrie par la mort, il faillit s'effondrer. Seul le rire éclatant que Christiern fit entendre à nouveau l'arracha à son étourdissement.
 « Pour cette fois, ce n'est pas encore elle », continua le Roi, la Rose du Trollhättan nous a échappé à tous les deux  ̶ Malédiction ! » Les veines de son front enflèrent et ressortirent soudain, et il frappa si fort du pied sur le sol que les murs en résonnèrent et que ceux qui se trouvaient là se rassemblèrent en tremblant  ̶ « qui est le coquin qui l'a laissée échapper ? Vous êtes tous des traîtres que je devrais faire écarteler. »
 Personne n'osait se rapprocher du visage du monarque défiguré par la colère, il avait ramassé au sol l'épée jetée et, comme quelqu'un pris d'une folie subite, la faisait tournoyer et siffler dans l'air tout près des têtes des Danois qui reculaient. Une seule fois auparavant ils l'avaient vu ainsi, après la mort de la petite colombe d'Amsterdam, que la clique de Torben Oxe avait dû empoisonner. Il était évident que la pire fureur ne s'emparait pas de lui quand quelqu'un avait défié sa puissance royale, mais quand un point, que personne ne connaissait, était touché dans son cœur, et ce n'était pas Gustave Eriksson, c'était Karin Stenbock, qui avait fait monter son tapage jusqu'à la folie. Peu à peu ce dernier diminua, puisque personne ne lui opposait de résistance; le roi examina pendant des minutes le sang sur la lame qu'il tenait entre ses doigts, puis il se rassit dans le fauteuil, le front assombri, appuya sa main sur la poignée de l'épée qu'il avait enfoncée fortement dans le parquet, et ordonna:
 « Amenez-moi Brita Stenbock ! »
 Après quelques instants, la personne demandée apparut. Ses bras étaient chargés de lourdes chaînes, que le souverain des Danois emportait toujours avec lui dans ses voyages. Mais elle les portait comme si elles n'existaient pas; aucun muscle de son visage ne trahissait de la peur ou de l'agitation. Seulement, à sa vue, Gustave Rosen recula en chancelant vers un pilier, ses yeux étaient fixés, épouvantés, sur le visage immobile de sa tante, et la conscience de sa culpabilité pour ce qu'il avait provoqué monta à ses tempes dans une rougeur foncée.
 Pendant quelques minutes, un silence de mort régna dans la grande pièce, au milieu de laquelle Brita Stenbock se tenait toute droite. Enfin, elle rompit le silence et demanda à haute voix:
 « Qui m'a appelé ? »
 Le roi sursauta, comme effrayé. Son regard était resté fixé au sol. « Moi », répondit-il d'une manière mal assurée.
 « C'est la voix de Christiern de Danemark. »
 Ceux qui l'auraient suffisamment regardé auraient été obligés de croire que les yeux morts de son ennemie implacable avaient repris vie, tellement son regard intimidé évitait la direction vers laquelle elle avait involontairement tourné son visage. Une pause intervint à nouveau, puis il ordonna soudain:
 « Enlevez-lui ses chaînes ! »
 Les trabans obéirent, échangeant des regards étonnés. Le Roi se leva et fit quelques pas en hésitant.
 « Brita Stenbock, tu voulais me faire assassiner. »
 « Je t'aurais fait j u g e r; c'est toi qui a s s a s s i n e s », répliqua-t-elle froidement. On eût dit que celui que tous craignaient avait peur d'une femme. Inquiet, il arrêtait maintenant son regard sur le visage de celle-ci, il ne possédait aucun pouvoir sur les yeux morts de Brita Stenbock.
 « Tu m'avais invité dans ta maison, j'ai fait fond sur l'hospitalité suédoise », continua-t-il lentement.
 « Tu avais invité la Noblesse de Suède dans ta maison à Stockholm, elle faisait fond sur l'hospitalité danoise. »
 Christiern baissa ses paupières vers le sol. Etait-ce relâchement après le tumulte qui avait fait rage en lui ? Ses lèvres tremblaient, il devait les forcer à obéir à ses pensées et à poursuivre.
 « Tu m'as tendu la main et m'as souhaité la bienvenue dans ta maison, Brita Stenbock. »
 « Tu as tendu la main à chacun de ceux que tu voulais tuer, et tu leur as souhaité la bienvenue. Je t'ai remercié au nom de ma patrie et dit que j'espérais que ton séjour dans cette maison aboutirait au salut de la Suède. J'ai répondu à ton toast à la santé de ma maison par un toast à la santé de la Suède. Pourquoi étais-tu aveugle au point de ne pas comprendre mes paroles ? »
 Il y avait comme un sarcasme dans le ton et dans les mots qu'elle prononçait retenant de plus en plus leur souffle, les assistants regardaient avec étonnement cette femme hardie, ainsi que le visage du souverain, dont l'expression s'était transformée en celle d'une anxiété étrange. Il avait mis sa main à son front et voulait répondre; mais sa langue semblait devenir de plus en plus lourde, il énonça péniblement:
 « C'est un combat contre un combat, une ruse opposée à une ruse. Tu me hais, et tu as bien fait, Brita Stenbock. Entre nous autres, les hommes, règnent guerre et prudence, et je te respecte comme un homme. Tu as combattu vaillamment; plus je le reconnais, plus je t'estime et t'honore. Parle franchement – Ce projet est sorti de ton esprit, et personne ne le connaissait, sauf toi. Tu l'as réalisé seule, et personne ne t'a aidé. Avoue-le, et je récompense la grandeur de ton action, et tu es libre. »
 N'y a-t-il, dans la vaste pièce, où cent regards reposent sur elle, que les yeux morts de Brita Stenbock pour voir ? Pour percevoir l'unique point où ils peuvent, entre les mailles d'acier de la cotte, plonger le poignard acéré dans le cœur, au milieu du cœur, devenu insensible comme la pierre, de son ennemi mortel ?
 Un étrange tressaillement sarcastique et triomphant apparut au coin de la bouche de la femme aveugle.
 « Non, Christiern de Danemark, tu m'estimes trop haut. On ne me doit que le conseil, mais non pas la pensée ni l'exécution. Tu as été la dupe d'une jeune fille; c'est ma fille qui a conçu le projet. Elle ne te connaissait pas, et ne s'était pas attendue à ce que tu viennes avec une armée à des noces. Il devait y avoir un combat à Torpa, et nous t'aurions jugé devant l'autel. Mais quand ma fille vit le nombre de tes gardes –
 La main du Roi Christiern glissa lentement de son front sur ses yeux. « Quand ta fille a vu le nombre de mes gardes – », répétèrent ses lèvres dans un étrange bruit de sanglot.
 « Elle est alors venue à moi et m'a dit: Christiern de Danemark n'est pas seulement un tyran, c'est aussi un fou. Est-ce que la liberté de la Suède, est-ce que sa perdition justifie que je joue tout un soir le rôle de la fille de l'aubergiste de Bergen ? »
 Brita Stenbock elle-même s'interrompit dans un frisson d'effroi: un gémissement et un hurlement sauvages sortirent de la poitrine du roi, qui retomba comme inanimé dans son fauteuil, et appliqua violemment ses deux mains sur son visage. Personne dans la pièce n'osait respirer; sous les mains royales de lourdes gouttes ruisselaient, comme du sang, et couvraient le sol ; il y avait un tel silence, qu'on les entendait tomber sur le parquet. Puis les mains se retirèrent, elles se cramponnèrent convulsivement à la poignée de l'épée fortement enfoncée dans les lames de bois, et l'en arrachèrent. Là dessus, Christiern rit aux éclats et dit:
 « Tu racontes bien, Brita Stenbock, mais le temps fait défaut pour que nous puissions nous laisser amuser plus longtemps par toi. Donc nous, le Tyran, avons sapé l'hospitalité suédoise, la fidélité et la parole d'honneur ? Tu as encore raison, nous étions fou ! »
 « Tu as beau railler, Christiern, » interrompit la vieille femme, se redressant hardiment, « je t'ai touché. Mes yeux sont aveugles, et d'autres pourraient croire que tu ris. Je te vois, je vois dans ton cœur et je sais qu'il saigne sous ma main. »
 Dans un cri de rage sorti de ses lèvres tremblantes, le roi se rua en avant, l'épée levée, sur cette femme à sa merci. Une seconde de plus, et elle aurait partagé le destin de la jeune servante, la tête grise reposerait à côté de la tête blonde. Mais cette fois, horrifié, Gustave Rosen bondit et, de son bras, para le coup mortel. Un instant, Christiern se tint immobile, et regarda le visage blême du jeune homme. Puis il laissa tomber l'épée de ses doigts desserrés, et dit d'une voix glaciale:
 « Je te remercie, Rosen. Par ma faute, tu as perdu une fiancée, je veux t'en donner une autre.  ̶ Tu es prête, Brita Stenbock ? »
 Le sens n'était pas dans les mots, il était dans le ton de cette dernière question. Tous comprenaient ce qu'il signifiait, même celle à laquelle il s'adressait. Mais sa physionomie ne frémit pas ; elle releva encore une fois fièrement la tête:
 « Tu ne me juges pas, Christiern. Tu ne fais que me tuer. Ma mort ne m'inspire aucune peur, et à quoi te sert-elle ? Tu peux m'atteindre avec ton épée, tu ne peux pas tuer l'esprit de cette maison. Mes yeux sont aveugles, mais à travers la nuit, j'entends dans l'avenir. Le jour viendra où toute la Suède sera un Torpa ; je vois du sang couler à flots, plus qu'il ne s'en est écoulé dans le Mälaren, mais il roule vers le Sud, et des flambeaux gigantesques l'éclairent. A leur lumière, je te vois, Christiern de Danemark, sans connaissance, abandonné, méprisé et détesté. Je vois comment tu frappes ton front blême, chargé de la malédiction de ton peuple et de la raillerie de l'humanité, contre les murs de ton cachot, et comment les spectres de Stockholm viennent rire de toi à travers les barreaux et te font reculer plein d'effroi, comme un lâche, dans ta vie passée, parce que tu as peur du trône sur lequel tu n'es pas assis et devant lequel ta juridiction est impuissante. Mais ensuite le grondement du Trollhättan chantera le chant de la Suède libre, et il sera perceptible aux oreilles de chacun, comme aux miennes à cette heure, où je suis seule à l'entendre. »
 Majestueusement, Brita Stenbock leva et tendit le bras, et dans le silence qui suivit ses paroles, se faisait entendre, perceptible à tous, comme s'il faisait rouler ses énormes vagues contre les murs de Torpa, le mugissement tonitruant du Trollhättan qui emportait vers la mer les derniers débris des glaces hivernales, et répandait par toute la Suède la nouvelle que le printemps était arrivé.
 Même le Roi Christiern tendit un moment involontairement l'oreille. Pourtant, c'était l'ancien visage sombre et de mauvais augure, et, au-dessus des abîmes inconnaissables qu'il recouvrait, se jouait un rire perfide, comme une lumière trompeuse.
 « Tes yeux voient encore trop nettement et trop loin », dit-il d'un air railleur ; « je vais faire la lumière autour de toi, afin que tu perçoives ce qui est proche. Je vais t'ériger un monument gigantesque, que le Trolhättan n'entourera plus de son grondement ; car il m'appartient, et ses eaux doivent désormais, domestiquées, continuer à murmurer docilement sous ma main, de même que ton peuple. L'esprit de cette maison ne se répandra pas sur ta patrie, et la Suède ne deviendra pas un Torpa, car le flambeau gigantesque que tu as vu, c'est Torpa et, dans sa lumière, tu es gisante, sans connaissance et abandonnée.
 « Non, pas complètement abandonnée »  ̶ le Roi Christiern se retourna vivement  ̶ « j'ai dit que je te dois des remerciements, Gustave Rosen, parce que tu me rappelles ce qui revient au roi et ce qui revient au bourreau. Tu comprendras sans difficulté que je ne peux pas, dans cette minute, t'amener ici ta jeune fiancée, mais je suis venu à ton mariage, et pour quelques instants passionnés, une vielle te conviendra également bien, d'autant plus qu'elle appartient à la même famille noble  ̶ Capitaine Wolmarson ! »
 Celui-ci s'avança et Christiern lui murmura rapidement quelques mots. Puis il se retourna encore une fois du côté de Rosen.
 « Je vais administrer tes biens à la perfection, Rosen, ne te fais pas de souci ;

je t'en remercie. » Et, en faisant passer son regard, rapide comme l'éclair, sur le visage immobile de Brita Stenbock, le Roi quitta la salle. En bas, dans la cour du château, des cors sonnèrent le départ ; en quelques minutes celle-ci était remplie de cavaliers, et leur souverain fit le signe de se mettre en marche. Seuls cinq chevaux sellés attendaient encore devant la porte, ceux du capitaine Wolfmarson et de ses compagnons restés avec lui.
 Ces derniers ne sont pas des soldats, ce sont les aides de l'homme qui, de son pourpoint étroitement ajusté, a rejeté le long manteau rouge du « compère » et, d'une poigne brutale, a lié les mains de Rosen dans le dos. Bien qu'il sera décapité si le Roi Christiern l'apprend, l'officier qui se tient là ne peut pas dissimuler un frisson d'horreur à voir les aides du bourreau mettre en riant dans les fers les membres de Brita Stenbock et l'enchaîner de manière indissoluble avec le jeune homme, à l'autel qui avait été érigé pour lui pour une tout autre fête. Maintenant, c'est fait, et, en s'en allant, le compère se retourne encore une fois et dit en riant:
 « Le couple est prêt pour le mariage, un futur réjouissant, une future pimpante. Allez chercher le prêtre, qu'il prononce sa bénédiction ! »
 L'un des aides court à la cuisine et revient vite. En ricanant, il distribue ce qu'il porte dans ses mains, et ses compagnons se répartissent dans les chambres attenantes à la salle qu'ils viennent de quitter. Horrifié, le capitaine danois se précipite en bas à l'air libre et s'élance sur son cheval ; cinq minutes plus tard, les autres le suivent et s'enfuient, en se retournant souvent.
 Et de nouveau le silence de la tombe règne au château de Torpa, un silence pareil à celui où, à l'heure des spectres, Karin Stenbock a attendu le roi danois dans sa chambre. Les premiers rayons du soleil matinal flamboient sur les pignons gris, à travers les plus hautes branches des ormes dépouillés – pourtant, c'est maintenant encore l'heure des spectres au château. Dans un silence spectral les Dalécarliens morts reposent encore dans les couloirs parmi leurs adversaires muets ; depuis les marches de l'escalier, éclaboussées de sang, les têtes sans tronc regardent vers le haut, les yeux hagards et grands ouverts... aucun bruit de vie, de joie ou de douleur.
 Un cri de détresse serait une salutation du Ciel dans ce repos qui fait frissonner, à travers lequel, tantôt ici, tantôt là, un léger crépitement spectral se fait entendre, comme si les murs commençaient à se tordre sous une main invisible.
 Une voix humaine sonne alors à travers ce désert: « Mère, tu entends ? »
 C'est la voix de Gustave Rosen, qui secoue en vain ses liens. Ses mains entravées ne peuvent pas les arracher, et ses bras retombent, sans force.
 Brita Stenbock entend ce qu'il dit, mais sa réponse est glaciale, comme s'il se tenait là, petit garçon, en face de son fauteuil, dans l'attente de la punition.
 « Je ne suis pas ta mère, Gustave Rosen, et je remercie le Ciel qui m'a préservée de le devenir. Je préfère le flambeau des noces que Christiern de Danemark a allumé pour moi à avoir remis ma fille à cet autel dans tes mains de traître. Que mon sang, le sang des braves qui sont morts en cette occasion pour la liberté de la Suède, retombe sur toi ! »
 Le crépitement devient plus fort de tous les côtés, c'est un bourdonnement qui, dans l'air tranquille du matin, commence à rouler dans les couloirs comme un orage. C'est comme si les morts se mettaient à s'y relever et, d'un pas lourd, trébuchaient sur les cadavres de leurs compagnons, pour les réveiller eux aussi.
 « Mère !» crie le jeune homme, désespéré, « tu es la mère de Karin. Il faut que tu me dises le dernier mot en son nom. Dans une minute, nous irons ensemble là où il n'y a ni Suédois, ni Danois – où ne règnent que le pardon, la miséricorde et l'amour. Sois charitable, mère ! »
 Un frisson, peut-être le premier de sa vie, parcourt cette femme énergique.

Dans un violent effort, elle cherche en vain à libérer son bras, et fixe en vain ses yeux aveugles dans la direction de celui qui la supplie. Puis une expression plus douce vient aplanir les plis accusés de ses lèvres, et elle répond amicalement:
 « Ton cœur n'appartenait pas à notre monde brutal ; le Ciel te pardonnera, comme Karin, comme moi le faisons. Dors en paix, Gustave... »
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 Sur une colline, à environ cinq cents mètres de Torpa, le Roi Christiern II s'arrête, entouré de ses fidèles. L'impatience se montre dans ses sourcils agités, sous lesquels les yeux meurtriers sont dirigés, immobiles, sur le château irradié par le soleil. Maintenant les contractures de son front se résorbent; il plane comme une nuée rose autour du faîte du large bâtiment allongé. Elle émane de l'intérieur, et déjà se pressent à sa suite des nuages plus épais, d'un gris noir, comme traversés quelquefois par des éclairs de chaleur. La partie Ouest du château reste dans l'obscurité, pendant que les fenêtres du côté Est flamboient dans le soleil ; mais maintenant les flammes s'élèvent bel et bien aussi à l'Ouest, au Sud et de tous les côtés. De longues langues de feu lèchent le bâtiment en haut et en bas, elles enlacent les murs avec des centaines de bras rouges. Puis le feu surgit violemment du toit, la pente Sud de celui-ci fléchit et s'écroule à grand fracas vers l'intérieur, une gerbe de flammes y succède et disperse des débris brûlants dans l'air. Ils tourbillonnent comme des météores lumineux tout autour, et retombent dans un vaste cercle jusqu'aux écumes du Trollhättan, et jusqu'aux pieds des Danois qui, muets, regardent là-bas.
 Rien, aucune ombre de vie ne bouge autour du brasier dont les vagues s'enflent plus haut dans l'air. Les oiseaux s'enfuient des cimes des ormes, rien d'autre. Comme le regard d'un faucon, celui de Christiern reste attaché fixement à la porte, au sol qui entoure le château. Les morts ne s'échappent pas, et les vivants n'ont pas brisé leurs chaînes. Ce n'est que lorsque les pignons se sont écroulés en crépitant que les yeux du roi se détournent, et les lèvres jusque là serrées l'une contre l'autre laissent échapper un rire effrayant:
 « C'était ton flambeau gigantesque ; bonne nuit, Brita Stenbock. »
 Violemment, il éperonne dans les parties molles son cheval noir qui se dresse verticalement sous lui. « Les noces sont terminées. Nous nous sommes bien amusés à Torpa ; maintenant, ton travail recommence, compère. Reste à côté de moi. En avant ! »
 Une minute plus tard, les seuls spectateurs ont eux aussi disparu, et la maison incendiée se dresse dans une solitude de mort, presque spectrale, dans le brillant soleil rieur du printemps. On dirait qu'il l'embrasse en exprimant l'amour ancien qui s'est développé en elle, tranquille et lumineux, qui a survécu à bien des étés et à bien des hivers, jusqu'à la survenue de l'orage qui a soufflé sur le feu et en une nuit a réduit le bâtiment en cendres.
 Pourtant, les orages s'apaisent et les flammes s'éteignent. Mais le soleil est éternel, Karin... lui seul revient à chaque printemps, dans chaque matin, Karin.
 Le Roi Christiern II a raison. Avant que le soir arrive, Torpa a disparu de la surface de la terre. Mais Brita Stenbock a parlé plus vrai: l'épée et le feu ne peuvent pas tuer les esprits, ni ceux de la haine, ni ceux de l'amour. Et en eux, Torpa continue à vivre, comme s'il se dressait encore là et regardait en direction du Trollhättan. Il ne peut pas être détruit, ni en Suède, ni dans le cœur, Karin, car Torpa est éternel comme le soleil.
 Maintenant, c'est de nouveau le soir, et une fumée épaisse n'enveloppe et ne voile plus que le lieu couvert de décombres où le château se trouvait. Et une fois
encore les choucas traversent le Göta, mais ils ne sont que cinq, ils sont sortis de la caverne au bord du Trollhättan, après y avoir attendu la tombée de la nuit, et ils se dirigent vers le Nord. La lune répand sur l'eau une lumière pâle, quand le large bateau touche l'autre rive, au même endroit où Karin s'est retournée en criant: « Bon voyage, Gustave Vasa ! »
 Il a fait bon voyage. Si le sol criait au jeune homme qui sort du bateau qui tangue les paroles prononcées par celui-là, elles seraient maintenant: « Bon voyage, Gustave Rosen !»
 « Bon voyage, Gustave ! »  ̶ Gustave Erichson le dit, et Brita Stenbock le dit. Tous les deux lui tendent la main... la mort a tenu celles du jeune homme dans les siennes, et fait disparaître leurs taches.
 « Bon voyage »... L'abandonné reste là et écoute les pas dont le son s'éteint dans la nuit. Comme le dernier salut d'une autre vie, ils se font entendre, le bruit qu'ils font est de plus en plus faible, et le grondement du Trollhättan le recouvre.
 Il fait bon être assis au bord du Trollhättan pour celui qui veut oublier quelque chose que la chute des eaux engloutit.









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